Sophie Chevalier et Grégoire Mayor

L’expérience de la revue en ligne « ethnographiques.org » :  
À petits pas sur le chemin de l’hyper ethnographie

Sophie Chevalier1 Grégoire Mayor2


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Résumé

Depuis 2002, la revue en ligne ethnographiques.org, seule dans son genre pour le
monde francophone, expérimente une nouvelle transmission des connaissances en
anthropologie. En effet, internet autorise l’articulation des images, photographiques
et filmiques, des textes et des sons d’une manière radicalement différente par rapport
aux medias traditionnels. Il permet, en particulier, d’inscrire l’usage de l’image dans
un cadre méthodologique précis et de réfléchir sur la meilleure exploitation possible
de sa richesse épistémologique. Cette transformation des instruments à notre
disposition entraîne-t-elle un changement dans notre façon de penser nos
connaissances et de les transmettre ? Nous souhaitons ici proposer quelques pistes
de réflexion autour de cette problématique en partant de l’expérience acquise depuis
quatre ans.

Une petite histoire de notre revue

L’idée de la revue est née d’une initiative étudiante, de quelques doctorants en
ethnologie de l’Université de Franche-Comté à Besançon en 2001. Les ethnologues
de Besançon, marginalisés dans un département de sociologie, entretiennent depuis
longtemps des relations avec l’Institut d’ethnologie de Neuchâtel. Cette association
transfrontalière semblait aussi pouvoir nous aider à multiplier les sources de
financements car malgré des préjugés tenaces, une revue en ligne n’est pas gratuite,
ni même nécessairement bon marché à produire. Les subsides principaux
proviennent ainsi aujourd’hui du programme européen de développement
transfrontalier, Interreg III A.
L’organisation interne de la revue s’est construite autour d’un idéal « démocratique »,
en lien avec l’idéologie d’internet : nous avons un comité de direction à participation
collective et quasi sans hiérarchie. De même, nous accueillons toutes les
contributions des sciences sociales, en privilégiant celles qui reposent sur une
ethnographie, dans une acception large du terme. Par ailleurs, un objectif du projet
est celui de la « professionnalisation » des doctorants et des jeunes chercheurs qui y
participent : grâce aux entretiens effectués avec des chercheurs connus et reconnus,
elle permet une sensibilisation à l’histoire des sciences sociales, en particulier
l’ethnologie et la sociologie.

Les enjeux d’internet

Au départ de ce projet franco-suisse, le nouveau média semblait aux fondateurs
particulièrement approprié au renouvellement de la description ethnographique, en
permettant notamment une articulation aisée entre textes, images et sons. De plus, il
rendait possible une prise en compte, et au sérieux, de l’utilisation de plus en plus
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fréquente de diverses techniques d’enregistrement par les anthropologues.
Beaucoup d’entre eux emportent en effet des caméras vidéos légères et des
appareils de photos sur le terrain, sans pour autant toujours savoir quel usage ils
feront des documents rapportés. Par exemple, entre autres usages évidemment, les
photos serviront-elles à une analyse approfondie seront-elles destinées uniquement
à décorer les murs des instituts d’ethnologie ? Dans l’esprit des initiateurs
d’ethnographiques.org, le média électronique était une occasion de rendre visible
pour un large public ces documents. Dans le meilleur des cas, il permettrait en outre
une forme de restitution plus accessible du travail de l’anthropologue aux
communautés ou aux gens avec lesquels il avait passé du temps.
La diffusion d’une revue en ligne nous semblait en outre participer à la lutte contre le
déclin de notre discipline comme outil de diffusion et de présentation compréhensive
et analytique d’autres cultures, dans une société où l’image et le son jouent un rôle
de plus en plus important. La dimension socio-politique d’internet, gratuité d’accès,
démocratie et large diffusion, était également des atouts importants.
Laissons pour l’instant de côté les questions de l’accessibilité et de la large diffusion,
– même si cette dernière est réelle en comparaison des revues « papier » – pour nous
pencher sur l’utilisation formelle de l’hypermédia par les revues dans le domaine de
l’ethnographie aujourd’hui. Nous pouvons distinguer trois tendances principales : les
revues « papier » classiques qui ne diffusent sur Internet que le rappel de leurs
sommaires ou des résumés ; celles qui reproduisent en ligne, sur des sites hôtes et
sans aménagement particulier, le contenu de leurs numéros imprimés ; enfin, les
revues nouvellement créées qui n’éditent leurs publications périodiques que sur
Internet. Celles-ci n’apparaissent cependant la plupart du temps que comme de
simples parutions électroniques de textes, utilisant peu à peu des potentialités de
l’hypermédia.
Force est de constater que dans la plupart des cas, nous sommes confrontés dans
l’édition en ligne à un paradoxe décrit dans l’ouvrage de Miller et de Slater (2000) à
propos de la naissance du e-commerce à Trinidad : soit les sites reproduisent les
publicités sur papier, et donc n’utilisent pas les potentialités du médium ; soit les
constructeurs (concepteurs) perdent de vue l’objectif commercial. Cependant, il est
apparu aussi clairement aux deux auteurs que le e-commerce va nécessairement
transformer à la fois l’usage d’internet et les pratiques commerciales. Cette
transformation s’amorce doucement dans les relations entre notre discipline et
l’édition en ligne.

Quelques pistes de réflexions

Dans le cas de l’édition multimédia sur internet, on observe que les documents
visuels et sonores s’effacent habituellement, dans la production ethnologique, devant
le travail de l’écriture qui est nécessaire à la structuration de la pensée et à la
communication de celle-ci ; l’écrit garderait-il la légitimité scientifique ultime dans
notre discipline ? Certains de nos collègues considèrent encore qu’un texte en ligne
possède un statut inférieur au texte imprimé sur papier. La question du statut
scientifique des images – entre autre : sont-elles davantage porteuses de sens que
le langage ? Qu’est ce qui distingue le film du texte écrit ? – est récurrente dans le
débat en anthropologie visuelle. Aujourd’hui, il semblerait que l’image filmique ait
acquis quelque peu de légitimité académique : des travaux de fins d’études et des
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thèses commencent à être réalisés sous une forme filmique, même si la plupart du
temps ils restent accompagnés d’un texte écrit en forme de caution scientifique.
Comme l’a remarqué Sarah Pink dans son ouvrage Doing Visual Anthropology
(2001), le média électronique ne remet pas en cause radicalement les médias
antérieurs. L’intérêt est évidemment le sens supplémentaire que les hyperliens
ajoutent dans l’emboîtement des parties. Passer d’une description ethnographie à
une question théorique, d’une photo à une analyse, d’un enregistrement d’une
chanson à sa partition, d’un extrait de film à son découpage séquentiel permet une
lecture plus dynamique et participative de la part de l’utilisateur, mais possède
également un potentiel heuristique encore largement sous-exploité.
L’expérience nous montre en effet que la plupart des auteurs utilisent images et sons
avant tout comme illustrations : le plus souvent on retrouve une version en ligne d’un
article qui pensé pour une revue papier, avec au mieux des photos insérées dans le
texte. Bien sûr le média facilite la « lecture » de ces matériaux par la simultanéité de
l’accès. De plus, la dimension illustrative n’est pas nécessairement négligeable. Elle
permet une lecture vivante : on peut être touché par l’émotion dans la voix d’un
chercheur célèbre dont on lit l’entretien, comme on peut être heureux de voir son
visage s’animer.
Cependant, dans de nombreux cas, cette limitation de l’expression ne semble plus
aujourd’hui satisfaisante. Pour rendre compte des aspects non seulement sociaux et
culturels, mais aussi cognitifs et émotifs des êtres humains en société, le texte suffit-il
toujours ? Et pourquoi se priver des richesses d’un outil qui permet des lectures plus
ouvertes, moins linéaires, et des représentations du réel plus contrastées, voire plus
réflexives ?
On peut tenter plusieurs hypothèses pour expliquer ce déficit d’utilisation des
possibilités analytiques et narratives offertes par la multimédia. Il est clair que celui-ci
requiert une connaissance du fonctionnement des logiciels de la part des
chercheurs. S’il est relativement simple de filmer sur le terrain avec une caméra
vidéo légère, ou de multiplier les prises de vue avec un appareil photographique
digital, encore faut-il avoir le temps de traiter ces données, de les classer, d’expliciter
les raisons pour lesquelles on les a récoltées et enfin de les utiliser. Or, de nombreux
chercheurs n’ont pas été sensibilisés durant leur cursus universitaire à l’analyse des
images, d’où une certaine naïveté dans leur utilisation. Enfin, une collaboration
étroite avec un webmaster (ou un graphiste, ou un cinéaste) est la plupart du temps
nécessaire pour organiser le matériel ethnographique, en utilisant toutes les
potentialités de l’hypermedia. Quant à la dimension esthétique, en particulier pour
l’image filmique, elle est encore fort limitée dans notre cas, puisque nous ne pouvons
encore proposer, pour des raisons de stockage, que des courtes séquences dans un
format très restreint.
Signalons encore une autre différence entre le média électronique et le texte
imprimé : une revue papier peut changer sa mise en page, modifier les rubriques,
revoir la couverture, mais finalement, les transformations sont mineures et lentes.
Alors qu’une revue en ligne s’inscrit dans une autre temporalité : les améliorations
techniques presque constantes des logiciels permettent d’offrir plus fréquemment de
nouvelles manières d’aborder le média. Comme la revue internet est un « outil »
dynamique et interactif, il est techniquement possible pour plusieurs acteurs de
modifier à tout moment les matériaux disponibles, comme c’est le cas pour
l’encyclopédie en ligne Wikipedia par exemple. Si nous utilisions toutes les
potentialités du média, on pourrait admettre que les articles soient évolutifs et que les
clôtures narratives et analytiques tant dénoncées par le post-modernisme soient
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enfin rompues. Nous assisterions enfin à la mort de ces textes finis, ne rendant
qu’imparfaitement compte du flux complexe de la vie sociale et soumis à l’autorité
unique du chercheur, pour aboutir à une construction du savoir dynamique et
partagée. Les auteurs pourraient intervenir sur leur contribution après la première
mise en ligne : ajouter, retrancher ou faire « évoluer » leur matériel ethnographique,
tenir leur journal de terrain en ligne à la manière d’un ethno-blog etc. Et surtout les
« sujets » des articles, décrits, photographiés et enregistrés, pourraient participer à
cette évolution en dialogue avec les auteurs et la rédaction de la revue. Dans
l’incapacité de concevoir des règles d’encadrement de ces pratiques potentielles,
nous avons opté pour l’instant par le négatif, peut-être pas très courageusement, tout
en laissant la question ouverte.

Conclusion

Ce court texte ne prétend pas répondre à toutes les questions posées par
l’introduction et l’usage de l’hypermédia en anthropologie. Entre autre, nous n’avons
pas évoqué les problèmes éthiques et juridiques qui peuvent se poser lorsque l’on
met des photos en ligne : comment l’ethnologue qui publie sur le net pourra-t-il
garantir à celles et ceux qu’il a photographiés que leurs images ne seront pas
détournées et utilisées par d’autres ?
L’édition multimédia remet en question plusieurs aspects de notre travail, à
différentes étapes de notre démarche, dont les plus importants nous semblent être :
les rapports à l’espace et à la temporalité ; les relations aux « autres » par de
nouvelles formes d’interactions ; notre appréhension de la mise en forme de notre
matériel et de la narration.
Il semble que notre expérience nous permet de nous situer au cœur des
transformations des pratiques, et de pouvoir les accompagner. Celles-ci exigent de
nous un effort pour repenser notre approche de terrain, de la mise en forme et de la
restitution de nos recherches. Il est donc nécessaire qu’il existe des lieux propices à
ces réflexions comme ce colloque, ou notre revue elle-même, ethnographiques.org.

Références bibliographiques

Biella Peter : 1996.- « Interactive Media in Anthropology : Seed  and Eart- Promise of Rain »,
American Anthropologist Sept., Vol. 98, No. 3: 595-604.
Miller Daniel and Don Slater : 2000. – The Internet. An ethnographic Approach. – Oxford : Berg.
Pink Sarah : 2001.- Doing Visual Ethnography.- London, Thousand Oaks, New-Dehli : Sage
publications.

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Co-rédactrice d’ethnographiques.org, maître de conférences en ethnologie, Université de Franche-
Comté/Besançon
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Membre du comité d’ethnographiques.org, chargé du cours d’anthropologie visuelle, Institut
d’ethnologie de Neuchâtel/Suisse, cinéaste

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