Entretien avec Marceline Loridan-Ivens

Au début du mois d’août 2012 Marceline Loridan-Ivens nous recevait, chez elle, pour parler de son travail avec Joris Ivens en Chine, entre 1970 et 1975, lors du tournage des films de la série « Comment Yukong déplaça les montagnes ». Nous tenons à la remercier très chaleureusement pour cet entretien et d’avoir accepté de parrainer cette édition des Regards comparés.

Comité du film ethnographique – Comment se passait la collaboration avec Joris Ivens ?
Marceline Loridan-Ivens – C’est difficile d’expliquer comment se passe une collaboration entre deux êtres qui sont fusionnels. Joris vient du cinéma muet des années 20, moi je viens des années 60 juste après la révolution de la nouvelle vague et puis du film [Chronique d’un été, 1960] de Rouch dont j’ai tiré un certain nombre de leçons et qui m’a permis d’entrer dans ce monde mystérieux du cinéma. Je pense que mon apport à Joris est une manière de filmer différemment, une nouvelle méthode de travail qui utilise le son direct et le plan séquence.
 
CFE – Qu’est ce qui vous amène à tourner en Chine ?
MLI – L’ambassade de Chine au Japon nous contacte pour nous transmettre une invitation de Zhou Enlai, nous étions là pour un séminaire où il y avait Jean Rouch. Nous n’avions pas prévu d’aller en Chine, mais finalement nous avons accepté. Nous allons en Chine pour voir ce qui s’y passait et nous arrivons dans un pays où il y avait cette volonté de vouloir changer l’homme dans ce qu’il a de plus profond, d’apporter une autre voie pour la vie des hommes. Joris avait des relations particulières  avec les Chinois depuis l’avant-guerre. En 1938 il a été le seul à faire un film en Chine, Les 400 millions, après Terre d’Espagne, l’un et l’autre annonçaient la Seconde Guerre mondiale.
 
CFE – Aviez-vous l’intention de filmer ?
MLI – Nous n’avions pas du tout l’idée de filmer, nous n’avions pas de caméra. On reste un mois, on rencontre Zhou Enlai qui nous pose exactement la même question : Vous n’êtes pas venus avec une caméra ? Non, nous ne nous déplacions pas forcément avec une caméra comme Jean Rouch, chacun a sa façon de faire du cinéma.
 
CFE – Quel fut votre point de départ ?
MLI – On avait le rêve de faire un film sur la Révolution culturelle, on s’est vite rendu compte que c’était impossible vu qu’elle était déjà passée. C’était tellement confus dans notre tête et nous manquions d’informations. Je dirais que nous n’avions pas les moyens intellectuels d’expliquer une révolution qui était assez impénétrable. Après ce premier voyage j’ai fait des conférences et à ces occasions j’ai réuni deux cent questions que se posaient les gens sur la Chine. C’est à partir de ce matériau que l’on a bâti le scénario et les orientations des films. Nous voulions montrer que les Chinois étaient comme tout le monde avec leurs individualités. Donc, nous ne sommes pas revenus les mains vides.
 
CFE – Que filmez-vous en premier ?
MLI – Le premier film que l’on a tourné concernait l’Université Tsinghua à Pékin, mais on n’a jamais pu le monter car l’opérateur ne comprenait pas le tournage en son direct.
 
CFE – Comment avez-vous réagi avec Joris Ivens ?
MLI – Je suis revenue à Paris avec tous les rushes du film pour les monter et prouver à l’opérateur chinois que l’on ne pouvait pas travailler comme il le faisait. De retour en Chine j’ai décidé de  « me ligoter » à l’opérateur pour lui apprendre à filmer et c’est comme cela que l’on a fait La Pharmacie. J’avais aussi rapporté un film de Yann le Masson, une danse algérienne de douze minutes, juste une bobine, un plan séquence. Nous lui avons montré ce film et il a dit : je n’y crois pas ! Je veux voir toute la pellicule. Il a examiné toute la pellicule pour voir s’il n’y avait pas de coupe. Et là il a commencé à comprendre. Cela nous a coûté sept mille mètres de pelloche … Cela a été notre apport au cinéma chinois. Il y a un  lien entre Yukong et la formation des cinéastes documentaristes en Chine après cette époque.
 
CFE –  Ce ne sont pas vos seuls déboires ?
MLI – Au Sin-K’iang nous avons été confrontés aux minorités Kazakh et Ouïghour. Les conditions de tournage étaient très dures. C’est là-bas que j’ai eu des ennuis, j’ai été traitée d’espionne et surveillée. On nous organisait tout, par exemple, des sorties d’ouvriers de l’usine bien habillés superbes comme un dimanche matin. Alors nous avons fait grève pendant deux mois, pour gagner notre liberté.
Nous n’avons jamais montré les deux films tournés au Sin-K’iang, d’ailleurs ils ne font pas partie de la série Yukong.
 
CFE – Vous parliez chinois avec l’équipe?
MLI – J’avais quelqu’un qui me traduisait tout au fur et à mesure. Je comprends un peu le chinois. J’avais donc une vague idée de ce qui se disait.
 
CFE – Ce qui vous aidait à la préparation des tournages?
MLI – Oui bien sûr. Nous restions longtemps sur le même lieu pour être acceptés par les gens. Du fait que l’on était avec un groupe de Chinois, ils n’avaient pas peur de nous, il y avait une sorte de confiance sans doute un peu contrôlée. Mais bon ! Je ne donnais jamais mes questions à l’avance. Personne ne savait ce que j’allais demander. S’il y a des questions que je n’ai pas posées, j‘en suis responsable. C’est vrai, soit par manque de connaissance ou dans la spontanéité du moment, cela n’a pas pu se faire ou je n’ai pas su le faire.
 
CFE – Avant le tournage de la pharmacie, aviez-vous rencontré l’équipe des pharmaciens? Comment avez-vous travaillé avec eux ?
MLI – Oui, nous avons vu comment ils travaillaient. Nous les avons suivis longtemps avant de commencer le film pour gagner leur confiance. Nous les avons suivis à la campagne où ils se rendaient chaque semaine pour soigner les paysans. Nous avons fait de l’observation.
 
CFE – Votre démarche  avait-elle un objectif politique ?
MLI – Certains spectateurs ont dit que c’était des films de propagande. Je leur ai expliqué que non. Il y avait ces lieux où les gens essayaient de vivre autrement les rapports à l’intérieur des lieux de travail. Si cela était possible, si cela pouvait se développer, c’était peut-être une autre Chine qui naissait. Et c’est cela que nous avons filmé, on n’a pas cherché à filmer la Chine ni plus belle ni plus pauvre qu’elle n’était. Mais, ce qui nous intéressait avec les deux cents questions avec lesquelles j’étais partie de France, c’était de comprendre ce qui pouvait naître. Ce sont des films qui ne sont pas des mensonges.
Il y a une grande authenticité dans Histoire d’un Ballon, c’est un film qui montre un aspect des relations entre professeurs et élèves. À son sujet je me suis « engueulée » à la télévision il y a trente ans, avec quelqu’un dont j’ai oublié le nom, parce qu’il disait que c’était un lavage de cerveau. Ce qui est faux.
 
CFE – À votre avis, le cerveau a-t-il été bien lavé….
MLI – Il n’est jamais bien lavé. Jamais autant que ceux qui le lavent le voudraient. D’ailleurs à la fin du film, on voit bien que le garçon n’est pas entièrement convaincu. Personne n’est convaincu, mais on dit : d’accord, je te demande pardon, va te faire foutre… D’ailleurs cela se sent bien. Pour nous, c’était le bonheur de pouvoir faire ce film.
 
CFE – Autant que pour « La pharmacie » ?
MLI – Oui, mais il faut être cinglé pour se lancer dans une opération pareille.
 
CFE – La série « Comment Yukong déplaça les montagnes » a été souvent projetée dans les écoles de cinéma en Chine pour enseigner le tournage en son direct, quarante ans plus tard qu’en est-il ?
MLI – J’ai présenté une rétrospective des films de Joris en octobre 2011, mais certains films étaient interdits. Cette manifestation était organisée par une maison de production qui est, bien sur, en lien avec le gouvernement et doit passer tous les films à la censure.Certains films ont été interdits et d’autres autorisés, on ne sait pas très bien pourquoi. Le film L’usine de générateurs a été strictement interdit, parce que c’est sur les dazibaos dans les usines. Tu vois c’est compliqué. Ils ont montré La pharmacie – ShanghaiAutour du pétrole – Taking. C’est à prendre ou à laisser, ou tu te révoltes. Cela ne veut pas dire que les Chinois ne les voient pas puisqu’ils sont tous piratés en DVD, mais officiellement non ! Tous les films de Joris le sont, on peut en acheter pour trois ou quatre yuans. Au moins cela circule et apprend à beaucoup de gens à faire du cinéma.
 
REGARDS COMPARES : La Chine des grands travaux ♦ 21 – 25 novembre 2012
Programme établi par Flora Lichaa (directrice du Festival Shadows, doctorante à l’Inalco), Barberine Feinberg (CNRS, Comité du film ethnographique) et Françoise Foucault (Comité du film ethnographique).
 
Grâce au soutien de
Les Archives françaises du film CNC ; Antoine Boutet, Capi Films ; Centre de l’Audiovisuel à Bruxelles ; CHEN Zhong ; DU Haibin ; Euro-China Audiovisual Network (EUCHAN) – Bruxelles ; ICTV Solferino ; Le Fresnoy, studio national des arts contemporains ; LI Yifan, LIU Zhenchen ; Musée Albert Kahn ; J.P. Sniadecki Productions ; YAN Yu.