MAISON DES CULTURES DU MONDE
101 boulevard Raspail 75006 Paris
Samedi 29 novembre 2014
À l’occasion des dix ans de la disparition de Jean Rouch, le Comité du film ethnographique rend hommage à son fondateur en organisant une journée de conférences, projections et débats avec la participation d’anciens critiques aux Cahiers du cinéma et d’universitaires, pour rendre compte de la place occupée par Jean Rouch dans l’histoire du cinéma français. (lire la suite)
14h à 19h
Introduction par Jean-Paul Colleyn et Laurent Pellé
“On dit ses quatre vérités au cinéma-vérité ?”: les films-vérité sous le feu des critiques
Séverine Graff (Suisse) Maître-assistante, docteure ès Lettres, Section d’histoire et esthétique du cinéma, UNIL-Lausanne, Suisse.
L’intense débat qui entoure le cinéma-vérité (une expression que lancent en 1960 Jean Rouch et Edgar Morin pour définir un renouveau cinématographique) est souvent présenté comme une malheureuse controverse générée par la traduction hasardeuse d’un terme emprunté à Dziga Vertov. L’objet de cette conférence sera de montrer que, loin de regretter la dimension polémique de leur proposition terminologique et théorique, Rouch et Morin s’en félicitent. Bientôt rejoints par d’autres réalisateurs, ils intègrent les discours critiques au sein de séquences réflexives, exposent leurs désaccords dans la presse, ou organisent des débats entre détracteurs et promoteurs du cinéma-vérité. L’étude historique des controverses établira la capacité dialogique du concept qui, entre 1960 et 1965, a permis d’engendrer une vaste réflexion sur le médium cinématographique et son rapport au réel au sein de la cinéphilie française.
Rouch, un modèle pour les Cahiers ?
Antoine de Baecque (France) Enseignant à l’École normale supérieure (Paris), historien et critique aux Cahiers du cinéma où il sera rédacteur en chef de 1996 à 1998.
Au début des années soixante, les films et les expériences cinématographiques de Jean Rouch sont au cœur des intérêts de bien des rédacteurs des Cahiers du cinéma. Théoriquement et pratiquement, le cinéma rouchien est une source de compréhension du phénomène Nouvelle Vague. Dès avril 1959, Jean-Luc Godard peut écrire de Moi, un Noir : “Tous les grands films de fiction tendent au documentaire, comme tous les grands documentaires tendent à la fiction…” Et de Jean Rouch lui-même, le critique des Cahiers affirme : “Chargé de recherche par le Musée de l’Homme… Existe-t-il une plus belle définition du cinéaste ?” Enfin, il dit ce qu’il doit au “chercheur-caméra” : “Grâce à Rouch, tout se passe désormais comme si la phrase fameuse de Nietzsche : “Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité”, tout se passe comme si c’était devenu la phrase la plus fausse du monde.” Grâce à Rouch, pour les Cahiers, cinéma et vérité peuvent s’accoler de nouveau à travers des personnages filmés en action dans leur réel, en Afrique ou à Paris. Le cinéma de Jean Rouch est donc dès lors non seulement le plus suivi, commenté dans les Cahiers, mais ses méthodes (de tournage, de montage, de prise de son) sont décortiquées, décrites dans le moindre détail, notamment par l’un de ses opérateurs, Claude Jutra, au cours d’une Chronique au jour le jour de l’aventure rouchienne s’étalant sur plusieurs numéros de la revue, en 1960-61. Logiquement, Jean Rouch devient l’un des premiers cinéastes de la Nouvelle Vague auxquels les Cahiers demandent un long entretien, en juin 1963, réalisé par Eric Rohmer, rédacteur en chef de la revue. Ainsi, comme l’écrit Michel Delahaye, la “règle du Rouch” semble mener le “jeu critique” aux Cahiers du cinéma. Cependant, juin 1963 est aussi le moment où Eric Rohmer doit quitter la revue, qui change brutalement d’orientation. L’influence de Jean Rouch va-t-elle perdurer malgré cette révolution interne à la revue ?
Discussion / débat animés par Jean-Paul Colleyn et Laurent Pellé
Searchers
Yann Lardeau (France) Réalisateur et critique aux Cahiers du cinéma de 1977 à 1985.
The Searchers (La Prisonnière du désert) et Les Maîtres Fous ont été réalisés à la même époque (1954, 1955). Tous les deux ont le même thème : la conquête d’un territoire, l’asservissement des populations indigènes, la colonisation. Si les deux films diffèrent par le style (l’un documentaire tourné en un jour, l’autre de fiction), par l’histoire, le tempo (La Prisonnière du désert relate une traque qui s’étale sur huit ans, Les Maîtres Fous montrent un rituel qui dure à peine un jour), il n’empêche que les deux films sont faits sur le même dispositif et que c’est ce dispositif que s’attache à montrer en premier Ford avant même que ne commence le film.
La Prisonnière du désert débute par une porte qui s’ouvre et finit par une porte qui se ferme. Tout le film tient là, dans ce battement de porte. La porte met en communication, en coexistence, deux mondes, deux cubes qui s’excluent mutuellement, l’intérieur d’une famille de pionniers, l’extérieur inhospitalier d’une terre immense où les Indiens eux-mêmes traqués, parqués, décimés, se rebellent et multiplient les raids meurtriers. Ainsi les images de La Prisonnière du désert sont-elles toujours doubles, en quête d’une impossible jonction comme les deux faces d’une pièce de monnaie. De même le sas entre les rues et les docks d’Accra, le palais du gouverneur et le théâtre de poche en pleine campagne où les initiés rejouent sous une autre identité et dans un rituel qui les dépasse et leur reste inaccessible le drame, le trauma de la colonisation.
Discussion / débat animés par Jean-Paul Colleyn et Laurent Pellé
17h15
Les voix sans maître
Jean-Louis Comolli (France) Réalisateur, scénariste, écrivain et critique aux Cahiers du cinéma de 1962 à 1978 où il sera rédacteur en chef de 1966 à 1971.
Je voudrais envisager le travail de Jean Rouch en tant que désir d’intervenir dans le film même qu’il fabrique. Intervenir en narrateur, commentateur et traducteur, bien sûr : Les Maîtres fous. Mais aussi en personnage excédentaire, qui n’est pas appelé par les autres personnages, qui au contraire les “appelle”, les nomme, les dit. Le film de cette présence multiple pourrait être La Chasse au lion à l’arc, où l’on entend le narrateur nommer les êtres et les choses, les hommes et les plantes, œuvrer par les paroles en démiurge. Où, encore, quand il reprend la parole à son personnage pour dire à sa place la généalogie du poison : “Lili boto, lili boto”. La voix de Rouch se superpose à celle du personnage, la traduit mais en même temps la dépasse, la complète, se détache d’elle. Même chose à la fin du film, quand Rouch reprend la parole au griot, pour dire à sa place les noms des différentes histoires de lions qui font rêver les enfants. Dans Moi, un Noir, Rouch, à la fin du générique, “passe la parole” à Oumarou Ganda. Et c’est bien ce personnage, “Edward G. Robinson”, qui devient narrateur dans le commentaire en direct, inventé pour Jaguar, qui fait intervenir depuis la salle de projection les voix des différents personnages. À ceci près que, à la fin de chacun des sept jours du récit, sur des images de nuit, Rouch reprend la parole, et c’est comme s’il y avait une rivalité entre la parole improvisée et libre des personnages, et les interventions après-coup du cinéaste qui ne peut s’empêcher de reprendre cette parole.
De la liesse : Jean Rouch, une expérience artistique
Patrick Leboutte (Belgique) Enseignant d’histoire du cinéma à l’Insas de Bruxelles, critique et codirecteur de la collection Le Geste cinématographique aux Éditions Montparnasse.
On a souvent dédoublé Jean Rouch et partagé sa filmographie en deux compartiments étanches. Rangé sous la bannière de l’ethnographie, le premier mettrait en lumière le directeur de recherche au CNRS, la figure paternelle de l’anthropologie visuelle. Placé sous le signe de la fabulation picaresque, en compagnie de ses complices de toujours, cousins africains de Bibi Fricotin, le second révèlerait à l’inverse un poète un peu cancre, volontiers loufoque et allègrement facétieux.
Personnellement, je défends l’opinion d’une œuvre insécable, rétive à tout projet de séparation, envisageant l’ensemble comme un film unique, élaboré par épisodes, comme une certaine façon d’enfoncer toujours le même clou, celui d’une Afrique dont on n’aurait jamais le mot de la fin. Et si l’œuvre de Rouch ne composait finalement qu’un seul long métrage démesuré, conçu sur un mode quasiment feuilletonesque, débordant et enivré, tout à la fois journal intime, autobiographie d’un fleuve et autoportrait d’un cinéaste en cours d’eau fabuleux ?
Discussion / débat animés par Jean-Paul Colleyn et Laurent Pellé
20h
SOIRÉE EXCEPTIONNELLE
Jean Rouch Sur Les Traces De Giorgio De Chirico Et De Friedrich Nietzsche A Turin.
Le Comité du film remercie très chaleureusement Béatrice de Pastre des Archives françaises du film (CNC) pour avoir mis à sa disposition une nouvelle copie d’Enigma, ainsi qu’Alberto Chiantaretto, Marco di Castri, Paolo Favaro et Daniele Pianciola pour le film Rouch à la caméra.
Rouch à la caméra
Italie | 2014 | 44’
Réalisation : Marco di Castri, Paolo Favaro et Daniele Pianciola (Italie)
Image : Giovanni Gebbia, Tina Castrovilli et Mario Miyakawa
Montage : Marco di Castri
Son : Stefano Tealdi et Daniele PIanciola
Production : Les film d’Ici-bas / KWK Turin
“Au mois de juin 1986, Jean Rouch arrive à Turin pour le tournage de son film Enigma, en collaboration avec les réalisateur turinois, Alberto Chiantaretto, Marco di Castri et Daniele Pianciola, dans le cadre du projet L’Œil, la Caméra, la Ville. À cette occasion dix jeunes cinéastes participent à cette aventure, en qualité de stagiaires, pour le making of du film. Pendant presque deux mois ils enregistrent, en vidéo, la plupart du temps à deux caméras, les rencontres avec Jean Rouch et le tournage, soit plus de vingt-cinq heures de rushes. Ce matériel, que l’on croyait perdu, a été récemment retrouvé et digitalisé. Il nous permet de présenter pour la première fois au public une leçon par Jean Rouch sur les techniques de la caméra à la main, filmée, presque en temps réel, sur la terrasse de la Villa Gualino de Turin. Ce matériel fait partie d’un plus vaste projet, en cours de réalisation, sur Jean Rouch et le tournage d’Enigma.”
(Marco di Castri et Daniele Pianciola).
Enigma
Italie | 1986 | 90’
Réalisation : Jean Rouch (France), Alberto Chiantaretto, Marco Di Castri et Daniele Pianciola (Italie)
Image : Jean Rouch et Marco Di Castri
Montage : Françoise Beloux, Manuela Fresil et Marinella Nebbiolo
Son : Remo Ugolinelli et Stefano Savino
Production : KWK – CNRS Audiovisuel – Ina – Ville de Turin – Région du Piémont
“Un mécène invite dans sa villa turinoise un célèbre faussaire pour le charger d’exécuter un tableau que Giorgio de Chirico n’a pas réussi à peindre durant son bref séjour à Turin en 1911.
Errant dans la ville à la recherche de l’inspiration, le faussaire rencontre à plusieurs reprises un groupe d’enfants qui veut partir pour l’Egypte dans un sous marin abandonné sur une rive du Po, un philosophe contemplant le monde et lisant Nietzsche au sommet de la Mole Antonelliana en compagnie d’une jeune femme énigmatique et ambiguë.”
(Jean Rouch)
Programme établi sous toutes réserves
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