Parrains 2016

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Photo © Françoise Foucault

 Jean Rouch et le musée de l’Homme

Deux termes indissociables, tant la carrière et l’œuvre de Jean Rouch sont inscrites dans l’histoire du musée de l’Homme.

Jean Rouch (1917-2004), cinéaste ethnologue, est élève à l’Ecole des Ponts et Chaussées avant la 2e guerre mondiale. Démobilisé en 1940, il fréquente le musée de l’Homme, « la seule porte ouverte sur le reste du monde » ; il y suit les cours de Marcel Griaule et de Michel Leiris à l’Institut d’ethnologie ; il rencontre Germaine Dieterlen. Il est alors affecté à Niamey comme ingénieur des travaux publics de l’AOF ; il ouvre des routes, et assiste à des rituels de purification lors de la mort accidentelle de ses ouvriers : il rencontre alors les génies du fleuve, et applique l’ethnographie apprise au Musée. Il en fait un compte-rendu d’enquête, accompagné de photographies, qu’il envoie à Griaule, lequel le présente à la Société des Africanistes. Expulsé du Niger par le gouvernement de Vichy, il est affecté à Dakar, où, à côté de son travail administratif, il fréquente l’IFAN dirigé par Théodore Monod, et pratique activement l’ethnologie. C’est là qu’il devient ethnologue. Rentré en France en 1945, il rejoint le musée de l’Homme, s’inscrit à la Sorbonne pour une licence, puis une thèse sur la religion des Songhai, toujours avec Griaule.

Celui-ci, et André Leroi-Gourhan, alors sous-directeur du Musée, l’encouragent à monter sa grande expédition le long du Niger, et lui procurent un petit soutien du musée. Il emporte dans ses bagages une caméra 16 mm. L’expédition avec deux camarades durera 9 mois, au cours desquels les trois hommes descendent en pirogue le fleuve de sa source à la mer. Outre des collections d’objets, il rapporte surtout du Niger des films, qui seront projetés au cours du tout Premier Congrès international du film d’ethnologie et de géographie humaine, que Leroi-Gourhan organise en décembre 1947 dans la salle de cinéma du musée de l’Homme. Rappelons d’ailleurs que ce fut la première salle de cinéma implantée dans un musée français, dès sa construction en 1938 !

Jean Rouch entre au CNRS en 1949 (il sera nommé directeur de recherche en 1966) et passe sa thèse d’Etat en 1953, la 5e en ethnologie.

C’est dans la salle de cinéma du musée de l’Homme qu’en décembre 1952, il réunit cinéastes et ethnologues, avec A. Leroi-Gourhan, G.-H. Rivière et M. Griaule, pour créer le Comité du film ethnographique, avec le soutien du CNRS, conçu comme un lieu majeur du dialogue entre ethnologie et cinéma. Il y installera ensuite du matériel afin d’aider les ethnologues à préparer leurs films. Dès 1948 il enseigne au musée de l’Homme l’ethnographie et le film ethnographique, un enseignement qu’il installe en 1964 à l’EPHE avec Gilbert Rouget, à la demande de Claude Lévi-Strauss, puis à Nanterre à partir de 1968, où il crée un doctorat en 1977.

En mai 1955, il organise La Semaine internationale du film ethnographique dans la salle de cinéma du musée de l’Homme. En 1977, le CFE collabore avec la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou pour fonder le festival du Cinéma du réel, dans la suite duquel, en 1982, il développe le Bilan du film ethnographique, installé au musée de l’Homme.

C’est peu de dire que Jean Rouch créera le cinéma ethnographique au musée de l’Homme, car il fera de cette institution un des centres majeurs où se réunissaient créateurs et scientifiques, discutant fiévreusement de leur passion commune, le cinéma.

En 1947, Rouch avait rapporté du Niger la grande pirogue avec laquelle ses camarades et lui avaient descendu le fleuve. Celle-ci, ne pouvant entrer dans les réserves du musée, avait terminé comme bois de feu pour les ouvriers construisant l’ONU, sur le parvis voisin. Il y a quelque chose de troublant de voir comment les biens matériels du musée de l’Homme originel ont eux aussi quitté la colline de Chaillot. Et que ce qui reste, ce sont les biens immatériels…

« Un patrimoine doit déboucher sur l’imaginaire », disait Rouch, qui ajoutait, alors que le musée de l’Homme devait être bouleversé (le mot est faible) par la translation des collections ethnographiques : un nouveau musée de l’Homme devrait être, « non plus les vitrines glacées des sciences humaines, mais des fenêtres ouvertes sur un monde non pas figé mais animé par la magie du cinéma… ».

Puissions-nous nous en inspirer pour faire vivre notre nouveau Musée !

Serge Bahuchet

 

Je me souviens de l’arrivée de Jean Rouch, entouré d’une partie des siens, dans la 2CV léopard de Mr Poulet, sur le Lido de Venise lors de la Mostra de septembre 1984. Pour moi, jeune cinéphile de vingt ans abordant timidement l’un de mes premiers festivals, c’était une vision exaltante, révélant un culot et une liberté qui tranchaient tant avec les habitudes plutôt somnolentes d’une manifestation académique. Cette présence pétaradante, ponctuée de cris, de chants, de danses et d’amitiés généreusement partagées, avait valeur de manifeste : un auteur se donnait le pouvoir de surprendre en refusant de jouer la partition attendue, en prenant la cérémonie protocolaire à contre-pied, en faisant littéralement sortir de lui-même le Palais du festival. Tout à coup, l’événement eut lieu dehors : Rouch descendait, souverain, dandy, irrésistible, de la vieille voiture, poussant la porte ronde comme lui seul savait entrer en festival, singulier et élégant. Rien, ensuite, n’avait vraiment d’importance. Je ne me souviens pas d’une image du film qu’il présentait, Dionysos, que je n’ai revu que récemment – et qui tient rudement bien la route –, mais de cette atmosphère joyeuse, chaotique et brillante, de cette machine à rire, à penser, à bouger, que Rouch savait activer mieux que tout autre.

Puis, j’ai vu des films de Rouch, Moi, un Noir, La Chasse au lion à l’arc, ou l’incroyable match de Foot-Girafe de 1973, parmi bien d’autres. Alors, j’ai pensé qu’on ne pouvait pas le suivre à travers ses péripéties : il allait toujours trop vite ; mieux valait attendre, s’asseoir, guetter son arrivée, et le laisser parler. Le phénoménal pouvoir de conteur de Rouch se déployait là, devant moi, sur l’écran de ses films, ou encore de l’autre côté de la table du café Bullier où il aimait donner ses rendez-vous. Les gens défilaient, mais Rouch restait égal à lui-même, à sa promesse : habité, tendu, torturé parfois de récits et de mots, il emportait son interlocuteur vers ses pays, peuplés de corps et d’histoires noirs. J’enregistrais, comme sûrement beaucoup l’ont fait, cette parole-fresque du monde sur un petit magnétophone, dans l’espoir d’en tirer peut-être un récit de vie, mais tout s’envolait, explosait, ressassait, au gré des fulgurances et des boucles de mots qui sortaient de sa bouche.

Un jour, j’ai fini par comprendre Jean Rouch en lisant un texte d’un vieux numéro des Cahiers du cinéma, écrit par un apprenti critique du nom de François Weyergans, une photo légendée de La Punition, en septembre 1961, où il était écrit : « Rouch à l’œuvre est un spectacle absolument fascinant, qui ne peut se comparer à rien, sinon à certaines figures chorégraphiques de Jerome Robbins. Je l’ai vu, la caméra sous le bras comme une mitraillette, sans viser, l’objectif pointé sur le cœur de ses personnages, s’agiter autour d’eux comme Haroun Tazieff autour d’un cratère. Evidemment, dit-il, les cadrages sont parfois ratés, et les travellings arrière un peu risqués, mais qu’est-ce que cela fait puisque ce film sera une réflexion sur, précisément, la liberté du cinéma. » Jean Rouch, le filmeur en marche, la caméra pointant le cœur de ses acteurs.

C’est alors que, revenu devant lui sur une banquette brune du café Bullier, je remarquais les coupures, nombreuses, parfois profondes, qui pouvaient marquer son visage, comme couturé par des rasages sauvages, brusques, trop rapides. J’y voyais, tel un être mythologique soudain réincarné, une forme d’hommage aux scarifications rituelles de tribus africaines et, impressionné, j’étais tout à fait sûr que ce Blanc ne ressemblait à aucun autre, parce qu’il portait l’Afrique gravée sur son visage.

Antoine de Baecque

 

33e Festival international du Film ethnographique Jean Rouch

Photo © Sandrine Lely