Paul Henley C’est Jean Rouch qui, par son propre exemple, a fondé le métier de cinéaste ethnographique en tant que démarche de création embrassant un vaste champ de possibles : une profession dont les spécialistes seraient à même de s’engager dans un vif échange d’idées et de pratiques avec des réalisateurs issus de bien d’autres milieux et aux perspectives très différentes. Bien plus, il a prouvé qu’il n’y avait pas nécessité pour les anthropologues de recourir à des techniciens professionnels pour les aider à faire leurs films, mais qu’ils pouvaient plutôt s’emparer eux-mêmes de la caméra pour en faire, non une sorte d’instrument scientifique destiné au collectage des données, mais un procédé de représentation capable d’aller bien au-delà de la simple observation de la vie sociale et culturelle, et même d’aborder la fiction. Avant Rouch, certains anthropologues éminents, comme Margaret Mead et Gregory Bateson ou encore Marcel Griaule, le mentor de Rouch justement, avaient bien réalisé des films, mais en très petit nombre, et marginaux par rapport au cœur de leur travail. Dans la génération de Rouch, on compte quelques cinéastes spécialisés en ethnographie, tels John Marshall et Robert Gardner, qui avaient quelques liens avec l’anthropologie comme discipline universitaire, mais qui ont par la suite effectué l’essentiel de leur carrière en dehors du milieu académique. Mais Rouch a été un cas unique dans la mesure où, après des études d’anthropologie menées jusqu’au doctorat, il est resté tout au long de sa carrière titulaire d’un poste universitaire tout en faisant du cinéma le cœur de son identité professionnelle d’anthropologue. C’est là quelque chose qu’aucun anthropologue important n’avait jamais réalisé, et qu’aucun autre d’ailleurs n’a été capable d’accomplir depuis lors, que ce soit en France ou dans le monde anglophone. Au regard de la complexité de son programme, le Festival international Jean Rouch est à coup sûr le meilleur festival de films ethnographiques du monde. Je ne peux pas me vanter d’avoir été là lors de sa création, mais j’y ai en revanche participé peu de temps après. La première fois, c’était en 1986, lors de la cinquième édition où était présenté mon premier long métrage documentaire, Reclaiming the Forest. Puis en 1987, quand mon second film, Cuyagua : Devil Dancers, a gagné, ex-aequo, le tout premier Prix Mario Ruspoli. J’y suis retourné souvent par la suite, dont trois fois comme membre du jury, en 1991, 2006 et 2007. Et c’est un honneur pour moi que d’être à nouveau invité à siéger au jury, pour la quatrième fois, à l’occasion du centenaire de Jean Rouch. En ces temps lointains, pour gagner la salle de projection, il fallait se faufiler entre des vitrines vieillottes et mal éclairées. La salle elle-même était un endroit très vieillot, avec son parquet qui grinçait, et son parfum très particulier, que je me rappelle avec une grande nostalgie. Les séances prenaient toujours tout leur temps, depuis 10 heures du matin jusqu’à minuit souvent. Après quelques visites, on comprenait qu’on n’était qu’un figurant dans une pièce qui comptait un bon nombre d’acteurs principaux. Il y avait la vieille dame sans-abri, assise dans les premiers rangs à droite, qui n’arrêtait pas de parler pendant pratiquement tous les films. Il y avait l’ingénieur en téléphonie lyonnais qui rendait service en passant le micro pendant les discussions. Il y avait le journaliste ivoirien avec sa voix de basse profonde et son béret plat si reconnaissable. Devant l’écran sur la gauche, dans la partie discrètement réservée au jury, il y avait Marc Piault, qui faisait ses commentaires à voix basse, et Germaine Dieterlen, sur qui on pouvait toujours compter pour se lancer dans un cours improvisé sur l’ethnohistoire des Dogon, généralement avec un forgeron pour héros. Mais surtout il y avait Jean Rouch lui-même, bien sûr, qui animait tout le festival avec son vif entrain et son esprit bondissant. Pendant les projections, calé dans son fauteuil au premier rang, un doigt dans la bouche, il semblait plongé dans un demi-coma, comme envoûté par les images qui défilaient devant lui. Mais dès que la lumière se rallumait, il surgissait comme une chrysalide qui déploie ses ailes pour mener la discussion, et réussissait à trouver quelque mérite même au plus banal des films. De cette façon singulière, il communiquait à tout l’auditoire son profond enthousiasme pour ce qu’il avait une fois appelé le « miracle du cinéma ». Paul Henley Professeur d’anthropologie visuelle à l’université de Manchester |
Hanns Zischler Un homme généreux : souvenirs de mes rencontres avec Jean Rouch, 1977 et 2003 Ist diese Geschichte nichts, sagen die Märchenerzähler in Afrika,
Les heures que j’ai passées avec Jean Rouch constituent un document d’une époque aujourd’hui révolue de la télévision « expérimentale » allemande, notamment de la WDR de Cologne. Dans les années 1960, la première chaîne (ARD) a pris de l’ampleur, par la création, au niveau des Länder de la République fédérale, des « troisièmes chaînes » (à côté de la deuxième chaîne, ZDF, née, elle, en 1961, en supplément du premier programme national). La troisième chaîne régionale de Cologne étant la plus « riche » de toutes, elle avait rapidement et énergiquement engendré un autre style de télévision – beaucoup plus innovant, plus « risqué » même –, qui se révéla un véritable laboratoire pour les jeunes cinéastes et écrivains de l’époque, ouvert à l’invention comme à l’expérimentation de nouveaux formats (pour des durées d’une demi-heure et d’une heure et demie). Il est important d’avoir cela en tête – car c’est une histoire désormais tombée dans l’oubli – pour comprendre la grande variété des films, des essais, des formes « libres » qui en résulta. Le film ou, plus précisément, l’interview « illustrée » que j’ai commencé à tourner en toute innocence avec Jean Rouch en 1977 est un exemple parmi tant d’autres de cette liberté d’expérimentation. Ce qui, en revanche, demeure exceptionnel, c’est le fait que Rouch a d’emblée accepté de raconter l’aventure de sa carrière sinueuse depuis le début, tout en me permettant de puiser dans l’abondant matériel de ses films et en me faisant partager sa profonde expérience de cinéaste. Il m’a ainsi offert l’un des plus grands cadeaux qu’un artiste ne m’ait jamais accordé – signe de son inconditionnelle générosité et de son côté « dépensier », dans le meilleur sens du terme. Quand nous quittâmes, aux derniers moments de notre interview filmée (d’après mes souvenirs, nous passâmes ensemble trois jours complets), le bureau de Françoise – la « grange » du musée de l’Homme –, et la colline de Chaillot pour descendre au bord de la Seine, je savais qu’il voulait exprimer en images, par la topographie et l’architecture de Paris, son propre travail de « faiseur de ponts » (au sens propre comme au figuré). Ingénieur des Ponts et Chaussées, il a toujours gardé à l’esprit, en la faisant évoluer au fur et à mesure de ses propres démarches, une certaine idée de son métier : ouvrir une brèche, trouver des chemins inattendus, « peser » les impondérables historiques entre Paris (l’Europe) et l’Afrique, jusqu’à ce que ses amis africains l’aient amené à créer avec eux des rituels inouïs : que le cinématographe ne soit plus un observateur neutre ou modestement participant, mais qu’il soit une partie intégrante et indissociable de ce qui se déroule devant nos yeux. Et, entre nous, pour être franc (et clair), je n’ai jamais vu de toute ma vie un autre ingénieur-danseur de ce genre ! Dans l’interview, Rouch parle d’une façon presque nostalgique de Berlin, la ville qu’il n’a connue que pendant une quinzaine de jours en août 1945, en tant que lieutenant de l’armée francaise. En dépit, ou peut-être aussi à cause des horreurs, de la misère et des déchirements des gens qu’il a rencontrés, c’est là, et nulle part ailleurs (nowhere else), que son désir insatiable de vouloir faire du cinéma « à tout prix » est né. Et c’est aussi à Berlin, dans ces circonstances extraordinaires, que sa volonté de confrontation avec l’autre, au moyen d’un instrument d’(auto)recherche exceptionnel qu’est la caméra, a pu s’accomplir à partir de son beau texte précurseur, Couleur du temps. La providence terrestre – chose difficile à cerner – a voulu que nous nous rencontrions encore une fois, et, cette fois, comme il faut, au gré d’une petite métamorphose : lui, comme cinéaste (et non comme narrateur) ; moi, en tant qu’acteur (un de mes métiers). En marchant le long de la piscine de la caserne de Tegel (l’ancienne caserne « Hermann Göring » du quartier Napoléon – de 1945 à 1990), j’ai pu ainsi incorporer dans un instant la vie et l’envie de Jean Rouch, le soldat, l’ingénieur, le conteur et le danseur de cinéma, quand il s’efforça avec la caméra de surmonter l’horreur qu’il dut subir à ce moment et en cet endroit funestes de l’histoire. Hanns Zischler [1]. « Si cette histoire n’est rien, disent les conteurs en Afrique, elle appartient à celui qui l’a racontée ; si elle est quelque chose, elle nous appartient à tous. »
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