BERLIN, AOUT 1945 : NAISSANCE D’UN CINEASTE
samedi 18 novembre 2017 14:30 - 18:00

Introduction
Les prémices et la conception du film, accompagnées par la lecture de textes de Jean Rouch.

Un jour de mai 1987, Jean Rouch était à Berlin pour tourner Couleur du temps, un film très personnel, autobiographique. Une photographie publiée à l’époque dans la presse française le montre assis par terre, caméra à l’épaule, position peu orthodoxe mais si révélatrice de son art de filmer. Non loin de lui se tiennent l’acteur Hanns Zischler et un preneur de son. S’il était à Berlin, encore divisée entre Occidentaux et Soviétiques, c’est que l’ancêtre de la chaîne Arte, La Sept, lui avait commandé un court métrage pour le 750e anniversaire de la création de la ville.

L’ex-capitale de l’Allemagne ne lui était pas inconnue. Rouch y avait séjourné comme lieutenant de l’armée française d’occupation du 16 août au 2 septembre 1945. Sa compagnie du génie avait pour mission de trouver un lieu de campement, qui devint le centre Napoléon, alias la caserne Hermann Göring. À la vue des ruines de la ville il hallucinait, comme il le rapporta dans une interview : « Il ne restait rien… Plus rien de ce qui avait fasciné, le monde des années 1920. La mort était à l’œuvre partout. […] On tombait sur des ensembles de maisons écroulées qui formaient des collines, les rues mal déblayées semblaient des vallées. […] Tout était ouvert, à vau-l’eau. On allait se promener à la Chancellerie ; découvrant, dans une étrange odeur de mort et d’incendie, les menus d’un repas de Hitler. C’était Pompéi où circulaient des fantômes. Dans le jardin Tiergarten, des vieux messieurs échangeaient leur croix de guerre contre des cigarettes. Il n’y avait plus que des vieux, des enfants et des femmes. Et ces femmes, je m’en souviens comme des Marlène Dietrich qu’on rencontrait au coin de chaque rue. Complètement désemparées, ahurissantes par leur élégance, qu’elles avaient sauvée, elles ne cherchaient qu’une chose : un mari français ou anglais, éventuellement américain, pour partir. » Le désastre et l’atmosphère morbide le provoquaient, il en écrivit un texte poétique aux accents mélancoliques et surréalistes, Berlin août 1945, et envisagea d’en réaliser un film. « Je pensais que seul le cinéma pouvait raconter cette histoire. » Alors, Rouch adressa son texte à la prestigieuse revue de poésie et des lettres françaises, Fontaine, dirigée par l’écrivain Max-Pol Fouchet, qui le publia dans les rubriques « Couleur du temps » de décembre 1945. Dans cette même livraison figuraient des poèmes de Paul Éluard, René Char, Julien Gracq, Marcel Arland… Quant au projet de film, il ne put aboutir. Démobilisé, le lieutenant Rouch quitta Berlin, emportant avec lui des dizaines de photographies. Il n’oubliera jamais l’omniprésence de la mort et ce choc reçu par une ville aux entrailles béantes, alors que quinze ans auparavant, elle avait suscité sa fascination à travers le cinéma d’un Fritz Lang, d’un Walther Ruttmann ou d’un Joseph von Sternberg. Cette histoire, ces ruines seront finalement filmées, deux ans plus tard, mais par Roberto Rossellini. Allemagne année zéro était un film auquel Rouch vouait une immense admiration et qui fut au cœur de l’amitié entre les deux réalisateurs.

Quarante-deux ans après, Berlin avait encore bien changé, métamorphosée par les constructions modernes et le « mur de la honte ». Seules quelques rares façades éventrées subsistaient, et, au milieu de ce décor d’un sombre temps, les actrices Katharina Thalbach et Margit Groich incarnaient devant la caméra de Rouch deux femmes aux facing blue eyes. Le cinéaste, tout en suivant le texte poétique, s’en éloigne par une déambulation, en compagnie de Hanns Zischler, parmi les lieux qu’il avait visités et photographiés : le Tiergarten, la Siegessäule (colonne de la Victoire), la caserne Napoléon, le Mémorial soviétique, le Kurfürstendamm, le stade et la piscine olympiques. Ce qui aurait dû être un tout premier film fut projeté en 1988 aux Berlinois, qui, selon Rouch, en furent furieux, car la couleur du temps avait, elle aussi, changé. Mais, c’était sans compter sur l’anthropologie africaine et l’institution de la parenté à plaisanterie, qui permit au cinéaste-ethnographe de les convaincre d’adopter son film.

 

La séance reviendra sur l’histoire et la réalisation du film Couleur du temps, Berlin août 1945, en présence de l’acteur Hanns Zischler, auteur d’un livre remarquable sur sa ville, Berlin est trop grand pour Berlin, et de l’historien du cinéma Antoine de Baecque.

 

Laurent Pellé

Délégué général du Festival

 

Programme établi par Hanns Zischler (acteur, réalisateur et écrivain) et Laurent Pellé (délégué général du Festival international Jean Rouch).

 

Berlin en ruines – BnF, département des Manuscrits, fonds Jean Rouch © Jocelyne Rouch, photo Jean Rouch.

 

Couleur du temps, Berlin août 1945

         La vie de ces villes mortes est assez étrange. Le ciel toujours remuant et pluvieux fait pourtant ce qu’il peut pour animer ces ruines, mais l’on n’en conserve qu’un goût assez fade, avec cependant le piment doux de l’insolite. Devant ma fenêtre il y a des pins maritimes, un terrain vraiment vague, et, là-bas, ce qu’il reste des maisons. Le vent s’en donne à cœur joie à travers toutes ces fenêtres, toutes ces portes à jamais ouvertes. Aussi quels beaux courants d’air rencontrés !

         Dans les avenues très larges les pancartes de signalisation parlent toutes les langues, sont de toutes les couleurs. Des gens passent légers et maigres et jaunes, ils ne vous disent pas bonjour mais « cigaretten » ou « chokolade » d’un ton interrogatif et lassé. Des femmes aux facing blue eyes ont des sourires un peu sauvages. Ce ne sont pas des putains mais elles aiment l’amour. Il s’agit en effet de mériter cette punition venue du ciel. Sodome et Gomorrhe furent aussi détruites mais seulement après le péché. Berlin détruit cherche le péché, et l’on danse dans ces maigres lieux où l’on s’enivre d’eau dentifrice, et l’on dort dans les lits du hasard.

         Est-ce votre réveil en des chambres toujours différentes qui vous donne cet air si perdu, femmes de ce Berlin d’été mourant ? Quel Johny, Jack, Ivan ou Étienne remplacera ce soir Hans tué vers l’est ? Vous ne le cherchez même pas, ce sera celui avec lequel vous danserez « in the mood ». Personne ne vous attend plus nulle part, vos parents sont morts au 55e bombardement et c’est encore une chance de les avoir eus si longtemps. Votre maison est une colline de gravats où reste seul, suspendu dans les nuages à un morceau très rose et très nu de mur déshabillé, le balcon de votre chambre de jeune fille.

Jean Rouch

 

 

Films projetés

Couleur du temps, Berlin août 1945

Retournant à Berlin en 1987 et passant par quelques lieux emblématiques de la ville, Jean Rouch se souvient de son arrivée mi-août 1945 et de cette « Pompéi où circulaient des fantômes ».…

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Allemagne, année zéro

Berlin au lendemain de la guerre. Pour aider sa famille et son père malade, Edmund, le fils cadet, participe à de menus trafics. Un jour il rencontre un ancien professeur, ex-nazi, qui lui rappelle les principes de Hitler sur l’élimination des faibles et des inutiles. L’enfant empoisonne son père, horrifié par son geste et, désespéré,…

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