#43 FESTIVAL INTERNATIONAL JEAN ROUCH
Par le regard intime de cinéastes, le choix d’un dispositif original, d’une narration singulière, la beauté d’un plan, la sensibilité d’une voix, la puissance d’un son se dévoilent des forces et des résistances face à l’adversité, aux maux et aux souffrances individuelles, familiales ou collectives, d’ici et d’ailleurs. Dévoilements parfois fragiles, qui viennent rappeler un passé douloureux ou une actualité dérangeante ; présentent une pratique contestée ou en voie de patrimonialisation ; ou surprennent par une ambiance envoûtante, qui laisse flotter notre pensée, mobilise notre imagination.
Les thèmes des trente documentaires que nous avons retenus en sélection officielle sont révélateurs des crises écologiques, sociales, humaines, culturelles d’hier et d’aujourd’hui. Certains nous font sourire, comme les images de ces vieilles dames qui s’entraident et résistent dans leur maison de retraite ; d’autres nous touchent, comme ce migrant clandestin devenu poète pour affronter la solitude, ou encore ces enfants ukrainiens, dont les jeux dissimulent peu le traumatisme subi, cette arrière-grand-mère de 102 ans qui n’en pouvait plus de vivre. Certains apportent une touche d’humour, qui vient démontrer la capacité des hommes et des femmes à rêver, tels ces chercheurs de trésor en Iran. D’autres enfin rappellent combien l’entraide, la solidarité, l’amour familial sont les armes les plus sûres pour continuer de se projeter, ne pas se laisser accabler, ne pas perdre confiance. Car tous ces documentaires sont aussi porteurs d’espoir ; c’est là leur force, leur beauté, leur rareté.
Quel que soit le parcours de leurs réalisateurs et réalisatrices, qu’ils appartiennent ou non au milieu de la recherche, qu’ils sortent ou non d’une école de cinéma, nous avons choisi ces films pour leur usage du langage cinématographique dans le traitement de sujets propres aux sciences humaines et sociales. Le sens de la rencontre qu’ils proposent entre art et recherche n’est jamais acquis et n’a rien d’évident, mais demeure invariablement stimulant. Il est pluriel et évolutif, tout comme l’est notre Festival. C’est pourquoi notre signature est l’organisation de longs débats, de tables rondes, de master class, de work in progress, qui remettent sur le métier et interrogent sans cesse les modalités de cette rencontre, dont Jean Rouch fut l’initiateur. Nous en sommes les héritiers, et c’est dans cette même perspective que nous portons également notre attention sur les documentaires sonores, auxquels nous consacrons une programmation spéciale à la Maison des sciences de l’homme Paris Nord depuis trois années maintenant. Nous savons cette dimension chère à Valérie Nivelon, notre marraine pour cette édition 2024.
Tout cela est possible grâce aux institutions et aux partenaires qui nous renouvellent chaque année leur soutien, nous aident à produire un programme d’une grande richesse et, pour certains, nous accueillent ; comme grâce aux cinéastes qui nous soumettent leur film et aux spectateurs, dont les retours toujours enthousiastes sont source de motivation.
À toutes et tous, merci.
Nathalie Luca
Présidente du Comité du film ethnographique
NIAMEY-ACCRA, UNE AVENTURE SONORE
1954. Jean, Jane et Damouré parcourent des milliers de km de Niamey à Accra serrés à trois à l’avant de leur véhicule rempli à craquer de matériel cinématographique… et radiophonique ! Ils enregistrent ensemble le quotidien des jeunes migrants africains partis faire l’aventure en terre promise, de Niamey à Accra. La Gold Coast ne s’appelait pas encore le Ghana.
Pour Jane et Jean, c’est aussi un voyage de noce qui leur ressemble, plus endotique qu’exotique. Jean, ethnologue cinéaste, a le désir de faire découvrir à Jane son terrain préféré. Jane, journaliste franco-américaine, le plaisir d’introduire Jean en Gold Coast, notamment auprès du leader nationaliste Kwame Nkrumah. Quant à Damouré Zika, jeune pêcheur Sorko, il connait Jean depuis sa première venue au Niger en 1941. De cette amitié à la vie à la mort, est née son talent d’acteur et d’écrivain. Damouré est devenu l’alter ego de Jean, aussi à l’aise avec lui qu’avec elle. Tous les trois sont jeunes, drôles et complices. Ils partagent une aventure pionnière qui restera une mission ethnographique majeure pour Jean Rouch. De Niamey à Accra, ils suivent sur des centaines de km les déplacements à pied des jeunes Songhay du Niger espérant faire fortune « Là où les gens vont chercher de l’argent, des habits, et toute la richesse » comme l’annonce Jean Rouch dans l’ouverture de son film « Jaguar », sorti en 1967, douze ans après son tournage. Longtemps resté en sommeil, Jaguar est pourtant le premier film directement réalisé à partir des enquêtes menées par l’ethnologue et sa joyeuse équipée sur ceux que l’on appelle les zabrama, les populations qui émigrent en Gold Coast britanique. Jean Jane et Damouré sont productifs et créatifs. Ils filment et enregistrent tout au long de la mission des sons seuls de l’expérience des jeunes africains qu’ils ont rencontré, leurs compagnons de route Illo, Douma, Lam et Tallou, dans leur propre rôle. Ensemble ils traversent la frontière au nord du Togo et rencontrent le peuple Somba, connu pour avoir résister aux allemands au début du siècle. Leurs maisons de banco sont de petits châteaux fortifiés dont les tourelles abritent les greniers à grain. Et dans son film c’est à Damouré Zika que Jean Rouch donne la parole car ce sont les yeux de Damouré qui guident notre regard et nous donne à voir et aussi à entendre les péripéties de son aventure collective. Des dialogues vifs, des observations précieuses, des commentaires directs, libres et très joyeux. Il faut entendre les voix de Jean et Damouré, elles sont vives, espiègles, énergiques, éclatées de rire ! Des archives radiophoniques rares, totalement méconnues jusqu’à ce que Andréa Paganini les exhume lors du centenaire Jean Rouch dont il est le délégué général en 2017. Je me réjouis de vous en partager quelques pépites sonores de cette édition 2024.
Pour Jean Rouch, la radio est un film sonore, une composition. Pierre Schaeffer* l’avait d’ailleurs rejoint à Accra pour enregistrer un discours du leader nationaliste Kwame Nkrumah, qui deviendra le premier Président du premier pays africain indépendant. Tandis que sur le trajet, Jean et Damouré se sont amusés à se remémorer l’arrivée de Damouré à l’école des blancs. Une séquence ethnographique rafraichissante, instructive et hilarante à partager avec vous, cher public, dès la soirée d’ouverture du 2 Mai ! Comme l’a écrit Jane Rouch dans son livre «Le Rire n’a pas de couleur».
Valérie Nivelon
productrice de l’émission documentaire « La marche du monde » et marraine du #43 Festival international Jean Rouch
*Le pionnier de la radio est à l’époque chargé de mission au Ministère de la France d’Outre-mer où il va créer la Sorafom (Société de radiodiffusion de la France d’Outremer).