Une histoire personnelle traversée par l’histoire moderne de la Bulgarie
Ma première rencontre avec le cinéma de Gueorgui Balabanov eut lieu à la Cinémathèque française, lors du cours animé par Jean Rouch : y était projeté L’Ombre du Chasseur (1990). Le film, tourné durant la chute du communisme bulgare, interroge le passé récent du pays au travers de la vie de trois membres de la famille Delidelev, de générations différentes. En associant les trois destins, le réalisateur révèle l’évolution contrastée des relations entretenues entre 1945 et 1989 avec l’idéologie et le système communistes. Par ce film, Balabanov démontre que le pouvoir, en s’opposant à l’homme ordinaire et en trahissant ses aspirations, ne fait qu’engendrer un communisme dévoyé, et par là même un monde raté. Ce thème, présent depuis les débuts de l’œuvre du cinéaste, sera par la suite associé à celui du devenir des élites issues des apparatchiks du parti. Quoique qu’il se définisse comme apolitique, il prend parti par le biais de ses films, qui non seulement analysent socialement et politiquement l’histoire officielle et la condamnent sans concession, mais aussi traitent celle de quelques individus singuliers, depuis la fin de « l’âge des extrêmes » du XXe siècle jusqu’aux extravagances d’aujourd’hui. Inlassablement son cinéma témoigne, sous la forme d’une chronique, pour donner à voir et à entendre contradictions et compromissions, illusions et trahisons, tout en révélant aspects cachés et silences. Pour expliquer sa démarche, Gueorgui Balabanov dit : « J’ai habité leur monde, je prends des mots avant qu’ils ne disparaissent », constituant ainsi une mémoire.
Avant d’être réalisateur, il étudie le théâtre à Sofia pour devenir metteur en scène. Il suit aussi des cours d’histoire du cinéma, notamment soviétique, dont l’esthétisme influencera son œuvre, pour ce qui concerne la composition des images et le travail de la lumière. En poste à la fin des années 1970 au Théâtre de Pazardzhik, il se frotte aux exigences du répertoire réaliste socialiste et propagandiste, à l’encadrement politique et à la censure. Comme il le dit lui-même, refusant le moule qui lui est imposé, et ne voulant participer ni au système, ni aux luttes de pouvoir, il quitte ce monde qu’il qualifie de « minable » pour la réalisation de documentaires à la télévision bulgare, laissant la caméra aux opérateurs. Mais faire du cinéma s’avère aussi pour lui une perspective lui permettant de quitter son pays. Ainsi qu’il le dit, « par ces [premiers] films, c’était tout faire pour ne pas devenir comme leurs personnages. […] Partir, c’est l’acte de ma vie ». Profitant, en 1985, d’aller chercher un prix en France, il trouve le moyen d’y rester avec la complicité de Jean Rouch, qui lui obtient une bourse d’étude. Après un séjour au Brésil, il revient à la situation bulgare en réalisant, en 1990, L’Ombre du Chasseur. Le dispositif principal du film, comme de bien d’autres, est la discussion, au cours de différentes circonstances, entre amis, membres de la famille, connaissances, créant ainsi des moments privilégiés de circulation de la parole et parfois de sa libération et/ou de révélation. Tout en laissant sa part au hasard, c’est par un long travail de préparation et d’entretiens que le cinéaste obtient « ce que cache le personnage ». Associé en parallèle à une étude psychologique de chacun des protagonistes, le processus a pour objectif de dépasser le simple récit de leurs histoires afin de révéler ce qui les traverse et constitue ce « quelque chose », cette matière à transmettre aux spectateurs. Dans L’Ombre du Chasseur, ce « quelque chose » est que, malgré le renversement du pouvoir communiste, ses responsables agiront encore sur le destin de la Bulgarie. Neuf ans plus tard, ce constat est au centre du film Les Malheurs de Sofia, associé à celui d’une société qui se cherche désespérément un avenir. Telle une pièce de théâtre, le récit est construit à partir de débats à huis clos, menés par une poignée d’anciens opposants. Le réalisateur y portraiture la ville de Sofia de telle façon qu’il en donne une image féroce de malade en dépression, pour lequel il n’existerait pas encore de solution. L’atmosphère est rendue d’autant plus oppressante que les lumières des scènes d’intérieurs et d’extérieurs sont soit blafardes soit crépusculaires. À aucun moment n’est proposée une échappatoire ; rien ne laisse espérer une issue un tant soit peu démocratique pour l’avenir de Sofia et de la Bulgarie. Les va-et-vient entre histoire moderne et situation actuelle sont une fois de plus au cœur du dernier documentaire Et le Bal continue (2015), une Dolce Vita bulgare sur fond musical de valses viennoises. En référence à Chronique d’un été de Jean Rouch, le film est une enquête sociale, au ton incisif et aigre, sur les communistes reconvertis en affairistes mafieux, vautrés dans le luxe, prêts à tout pour sauvegarder leurs intérêts, et sur une population précarisée, démoralisée, manipulée, muselée comme par le passé. Situation traitée pour la première fois par la fiction dans Le Dossier Petrov (2014). Ce drame politique à l’histoire tendue, venimeuse et accablante, tourné à partir du scénario de Jean-Claude Carrière, reprend les thèmes précédents mais, cette fois, sa fin laisse entrevoir une faille qui pourrait condamner les agissements du système politique corrompu. La conclusion du film n’en dit rien, elle est laissée à l’imagination du spectateur. N’y aurait-il pas quelque espoir dans la jeune génération bulgare ?
Laurent Pellé
Biographie de Gueorgui Balabanov
Après des études de metteur en scène à l’Académie nationale de théâtre de Sofia, Gueorgui Balabanov dirige, de 1976 à 1980, le Théâtre de Pazardzhik, en Bulgarie. Au tournant des années 1980, il s’oriente vers le cinéma documentaire en travaillant pour la télévision de l’État bulgare. C’est à cette occasion qu’il devient réalisateur de courts métrages, qui ne seront jamais diffusés dans son pays tout le temps que durera le pouvoir communiste. Depuis 1986, il travaille en France en tant que réalisateur indépendant et tourne des longs métrages documentaires sur l’histoire récente de son pays, primés à différents festivals dans le monde. En 2014, Balabanov passe à la fiction avec la complicité de Jean-Claude Carrière comme scénariste pour Le Dossier Petrov.
Filmographie de Gueorgui Balabanov
- 1981 Pomen / Commémoration
Prix du meilleur documentaire – Oberhausen (Allemagne) 1981; Prix du documentaire court – Venise 1985 ; Prix Basil Wright – Royaume-Uni 1986. - 1983 Hora Ot Scenata / Gens de la scène
- 1984 Solo Za Angliiski Rog / Solo pour cor anglais
Prix du meilleur documentaire – Oberhausen (Allemagne) 1984; Mention spéciale au 3e Bilan du film ethnographique – Paris 1984. - 1984 Svetlo / Lumineux
- 1984 1985 Trois portraits de peintres bulgares (Christo Stantchef, Tzanko Lavrenov et Zlati Boydjiev)
- 1986 Loven March / La Marche du Chasseur
- 1987 Pod Cupola / Sous le chapiteau du cirque
Primé au festival du film de Tampere (Finlande). - 1989 Paleai De Rire / Le Palais du rire
Coréalisé avec Vania Perazzo Barbosa (Brésil)
Prix du documentaire au festival du film de Brasilia. - 1990 O Reino de Deus / Royaume de Dieu
Coréalisé avec Vania Perazzo Barbosa (Brésil) - 1990 L’Ombre du Chasseur
Prix Nestor Almendros au Human Wrights Watch Film Festival de New York. - 1996 La Frontière de nos Rêves
Nomination pour le meilleur documentaire de la Scam. - 1999 Les Malheurs de Sofia
- 2014 Dosieto Petrov / Le Dossier Petrov (fiction)
Prix de la mise en scène au festival du film de Montréal 2015. - 2015 Et le bal continue