Andrea Paganini

LA MUSCULATURE ET LA RESPIRATION DES FILMS
CONTINUITE ET DISCONTINUITE, EN RAPPORT AVEC CERTAINES
CONTRAINTES  
TECHNIQUES, DANS LE CINEMA DE JEAN ROUCH

Andréa Paganini


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Résumé

Jean Rouch a toujours attaché beaucoup d’importance à l’évolution de la technique
cinématographique, à laquelle il a contribué autour de 1960 en particulier – au
moment de l’apparition des nouvelles caméras légères et synchrones et de
l’invention du « cinéma-vérité ».
A partir d’extraits de quatre de ses films, nous voudrions analyser le rendu de la
continuité et de la discontinuité dans son cinéma, en rapport avec les contraintes
techniques – l’autonomie de la caméra notamment.
Nous voudrions montrer comment là où la discontinuité était imposée par la
technique (les trois premiers extraits sont tournés avec une caméra 16mm qu’il fallait
recharger toutes les 20 secondes environ), Jean Rouch a voulu et réussi à créer une
continuité dans la restitution du mouvement et de l’action filmés (continuité
nécessaire à la compréhension du rituel ou de la scène), alors que là où la continuité
était enfin permise (le quatrième extrait, un « plan-séquence », est tourné avec une
nouvelle caméra à l’autonomie plus grande), il a introduit au contraire la discontinuité,
nécessaire au style vif et rapide de son récit lequel entend toujours garder le
spectateur en éveil

Jean Rouch commence à réaliser des films avec une caméra 16 mm Bell&Howell,
caméra qu’il utilisera de façon ininterrompue pendant près de quinze ans, ses
premières années de réalisateur, particulièrement fécondes et innovantes.
Nous voudrions montrer ici comment Jean Rouch, devant tenir compte des
caractéristiques techniques de cet appareil et de leurs contraintes inévitables, a
réussi non seulement à contourner ces dernières mais a vu sa conception du cinéma
et son style pour ainsi dire forgés par elles.
Cette influence profonde nous semble ainsi se prolonger même après qu’il ait
commencé à utiliser, à partir de 1960 et jusqu’à la fin, des caméras plus
perfectionnées, caméras « légères, silencieuses et synchrones » qu’il a non
seulement appelées de ses vœux, mais qu’il a même contribué à faire naître,
activement (c’est le cas de l’Eclair) ou moins activement (l’Aäton) – sa passion pour le
« bricolage » et l’expérimentation technique est connue. Ces dernières cependant ne
pourront pas lui faire oublier les « leçons » fondamentales apprises de sa première
caméra.
Dans une première partie nous essaierons de synthétiser ces leçons. Dans la
deuxième nous les illustrerons au moyen d’extraits de quatre films, tournés et/ou
montés avant et après la césure de 1960 et l’abandon de la Bell&Howell.

I. LES LEÇONS DE LA TECHNIQUE

La caméra 16 mm : une caméra en mouvement

Jean Rouch commence à tourner avec une caméra 16 mm et il restera fidèle à ce
format, à quelques très rares exceptions près, sa vie de cinéaste durant. A cause de
sa très grande maniabilité avant tout : « pendant la guerre de 1939-1945, les
opérateurs américains envoyés comme correspondants de guerre, ont provoqué le
début de la miniaturisation des appareils et ont utilisé systématiquement, sur le plan
professionnel, le film de 16 mm qui jusqu’alors était réservé aux amateurs ; or, la
caméra de 16 mm est infiniment plus maniable que la caméra de 35 mm » (Jean
Rouch, 1968, p. 457).
Cette maniabilité que Jean Rouch recherche aussi pour l’enregistrement sonore – il
utilise très vite les magnétophones portatifs, du Scubit au Nagra – lui est nécessaire
pour le cinéma qu’il entend pratiquer, cinéma qui filme des actions, rituels et
cérémonies, cinéma qui s’intéresse au mouvement et qui cherche à le restituer au
mieux.
C’est pour cela que Rouch filmera toujours, à quelques très rares exceptions près,
sans trépied : « avec le trépied, dès que tu as fait un choix, le changement de place
de la caméra devient un problème : c’est lourd et on crée une rupture au milieu de
l’événement » (1992, p. 41). Ce qui importe, c’est de suivre le mouvement dans sa
continuité. Rouch apprendra à se déplacer de plus en plus avec sa caméra. La
technique de « la caméra qui marche », qu’il attribue à Michel Brault (J.R., 1962, pp.
51-52), il la pratique avant le Canadien, peut-être avec moins de dextérité que celui-
ci, et avant les focales grand angulaire. Par exemple en tournant Jaguar en 1954 :
« je n’avais qu’un seul objectif, le 25, celui qui se rapproche le plus (en 16), de la
vision normale […] Quand on marche avec un 25, par contre, c’est peut-être plus
saccadé qu’avec un grand angle, mais c’est aussi plus « naturel » » (1967, p. 20).
Une des seules fois où Rouch filme avec trépied, en 1965, il ne monte pas le film,
ayant eu l’impression, forcé à « avoir un point de vue unique », d’être passé à côté
de la « découverte du monde en mouvement » (1992, p. 41).
Il s’agit en effet, dans cette mise en mouvement rendue possible par la maniabilité de
la caméra, de retrouver la « qualité irremplaçable d’un contact réel entre celui qui
filme et ceux qui sont filmés » (1979, p. 62), d’établir ce « contact mystérieux » que
l’on retrouve par exemple dans « le gros plan d’un sourire africain » (J.R., 1955, p.
145), ce qui est possible à condition seulement de « pénétrer dans la réalité plutôt
que de la laisser se dérouler devant l’observateur » (1979, p. 63).
Il s’agit en somme, « selon la leçon vertovienne, [de serrer] la réalité au plus près »
(J.R., 1968, p. 458). De faire autre chose que les « super-napoléonades » statiques
du cinéma commercial en 35 mm, lequel « souffre d’opulence et de technique »
(J.R., 1955, p. 146). A toutes les caméras 16 mm qu’il utilisera, de la Bell&Howell, en
passant par l’Eclair, la Beaulieu et l’Aäton, (mais également, seule exception, à la
Super 8, aussi maniable que celles-ci) Rouch demandera toujours la même chose,
de le mettre en contact avec le mouvement du monde et de lui en restituer les reflets.

Bell & Howell : le rythme du tournage

Jean Rouch a souvent évoqué l’acquisition de sa première caméra : « Quand après
la guerre, je suis reparti au Niger, j’ai acheté au marché aux puces ma première
caméra 16 [Bell&Howell], sur les conseils d’Edmond Séchan […] Cette caméra avait
d’excellents objectifs, de Taylor-Cook » (1982, p. 168). C’était « une merveilleuse
Filmo-70 » et, conclut-il, « c’est avec cette caméra que j’ai découvert comment faire
des films » (1988 (2), p. 227 ; notre traduction).
Jusqu’à l’apparition de la nouvelle caméra « légère, insonore, synchrone » en 1960,
à la mise au point de laquelle il va participer « en collaboration avec M. Brault, M.
Coutant, J. Lang, R. Morillère, L. Boucher » (J.R., 1966, p. 12), Rouch tournera avec
cette caméra. Pendant une quinzaine d’années donc, années cruciales durant
lesquelles il forge son style et réalise nombre de ses films les plus importants. Il est
intéressant de remarquer que pendant toute cette période, Jean Rouch restera
l’opérateur exclusif de tous les films réalisés (mis à part La Pyramide humaine, le
dernier avant l’avènement du son synchrone, tourné justement en partie avec une
autre caméra, posée même sur trépied), alors que plus tard il fera des films à deux
ou plusieurs caméras et plusieurs films où il ne sera pas lui-même opérateur.
C’est une caméra qui présente deux caractéristiques techniques particulières : d’une
part, étant une caméra à ressort, elle doit être remontée toutes les 25 secondes
environ (et son chargeur de pellicule a une autonomie de 3 minutes environ), d’autre
part, les images sont muettes (et le moteur de la caméra est très bruyant).
Jean Rouch devra faire face aux difficultés générées par ces caractéristiques mais
saura transformer leurs contraignants « défauts » en vertus, forgeant par là même
son propre style.
Le premier problème à résoudre est celui de la restitution de la continuité de ce qui
est filmé : « à cause de la nécessité de remonter constamment à la main le ressort
de notre petite caméra, il n’y a pratiquement pas un plan qui fasse plus de vingt-cinq
secondes. Il fallait donc complètement recréer une continuité, un récit
cinématographique par l’art du montage » (1996, p. 153).
Il s’agit ici du montage après le tournage, bien sûr, mais aussi du « montage à la
prise de vues », pendant le tournage. Jean Rouch, qui en prend conscience
pratiquement dès le départ, affirmera de plus en plus la nécessité de ce premier
montage, contemporain à l’action qu’il doit restituer : « c’est indispensable : le
réalisateur doit faire sa mise en scène lui-même dans le viseur de sa caméra au
moment où se produit la technique ou le rituel à filmer » (1982, p. 36). C’est pour
suivre au maximum la continuité de ce qui se déroule devant et autour de lui que
Rouch ouvrira ce que Jean-Jacques Tarbès appelle le « deuxième œil » : « celui qui,
en principe, est fermé, mais qui avec Jean Rouch devrait être vigilant à tout ce qui se
passe aux environs de l’image » (1982, p. 145).
Même après qu’il ait cessé d’utiliser sa Bell&Howell au profit de caméras à
l’autonomie accrue (les Eclair, Beaulieu et Aäton, avec chargeur de pellicule de 10
minutes), avec lesquelles la continuité peut donc être restituée plus aisément, Jean
Rouch continuera à appliquer la leçon « dialectique » (discontinuité forcée/continuité
à recréer) reçue de la première caméra. Le tournage/montage qu’il pratique aura été
façonné par la prise en compte active des caractéristiques techniques de l’outil,
aboutissant à leur transmutation, pour ainsi dire, en style. Jean Rouch en rend
compte souvent, presque avec nostalgie, comme d’un véritable apprentissage,
comme d’un exercice difficile aux nombreuses règles à appliquer après les avoir
découvertes (celle par exemple, une de ses « règles d’or », du changement d’angle
nécessaire après chaque fin, inéluctable et régulière, de plan) : « Il faut avoir
l’imagination que l’on avait, je reviens tout le temps là-dessus, avec les caméras que
l’on devait remonter. Quand on remontait la caméra […] on réfléchissait pour savoir
quel serait le plan suivant. On changeait d’angle et on construisait la mise en scène
au fur et à mesure, avec un découpage qui était automatique puisqu’on n’avait pas
une autonomie supérieure à vingt-cinq secondes. Quand on s’arrête par accident, il
faut garder en tête la valeur du plan qu’on avait dans le viseur, éviter les
mouvements droite gauche et poursuivre le plan d’une certaine façon, ou changer
d’angle en descendant sur les pieds. Il faut savoir quelle était la position de
l’horizon » (1992, p. 42). Bref, il ne s’agit plus « de découpage écrit à l’avance, ni
même de caméras fixant un ordre de séquences, mais d’un jeu autrement risqué où
chaque plan de prise de vues est déterminé par le plan précédent et détermine le
plan suivant » (1979, p. 64).
La brièveté des plans due à la faible autonomie de la caméra, conjointe à la rapidité
nécessaire à la conception et à la réalisation du plan suivant, sont peut-être à
l’origine de l’autre « règle d’or [de Rouch, qui] est le « take one », une seule prise de
vue par plan » (1982 (2), p. 32).
Ces deux règles d’or reposant sur le présupposé fondamental du récit
cinématographique selon Jean Rouch : « le tournage dans l’ordre de l’histoire »
(ibid.). Ce qui aboutit à une conception de la mise en scène très simple : « dans un
film documentaire je n’ai aucune mise en scène à faire. Je choisis en général un
rituel ou une technique […] mon travail consiste à enregistrer le plus précisément
possible ce qui se passe. C’est donc un travail d’observation filmée. La mise en
scène est déjà donnée dans le rituel » (1988, p. 90 ; notre traduction). Ceci restant
vrai pour les films de « fiction », l’enregistrement est donc toujours précis et rapide.
Celui qui effectue le tournage doit être vif et dynamique, tout en respectant les règles
du « jeu », technique aussi bien : ce qui en résultera ne pourra que garder mémoire
de ce dialogue incessant entre le continu et le discontinu, d’où naît le rythme.

Le montage : redoublement du rythme du tournage

Ce rythme dérivant de la scansion brève et alternée de la caméra qui dynamise et
vivifie le tournage/montage, Jean Rouch essaye de le retrouver au montage final.
Car Rouch sera toujours présent au montage de ses films. Il commence d’ailleurs par
les monter tout seul, pendant des années, dans des conditions pour le moins
artisanales, devant là encore surmonter des contraintes techniques : « c’est sur
projecteur que j’ai monté mes premiers films. Je me souviens qu’il n’y avait pas de
colleuse non plus, je faisais ça à la main » (1982, p. 168). « Il n’y avait aucune
visionneuse 16mm ; il n’y avait aucun appareil de sonorisation 16mm, et il n’y avait
même pas la possibilité de tirer des copies couleur) ; la sonorisation se faisait de
manière sauvage [avec un tourne-disques] » (1971, p. 69). Ce qui fera dire bien plus
tard à Danièle Tessier, une des monteuses ayant travaillé avec lui, que « Rouch
connaît parfaitement la technique du montage » (1982, p. 153).
La conception du montage qui découle de cet apprentissage autodidacte est simple,
linéaire, « classique » : il s’agit de respecter au maximum ce qui est filmé au
tournage, la chronologie, le rythme, le sens des actions filmées. Ce faisant, Rouch
élimine sa « crainte principale du « grand monteur » qui repense un film » (J.R.,
1962, p. 43). Il restera toujours fidèle à cette conception du montage par laquelle il
s’agit de trouver, à la manière de Flaherty, « la solution la plus efficace ». Pour
Flaherty en effet, selon Rouch, « le montage dès lors n’est que la suite logique de la
mise en scène de la prise de vue […] Ce n’est pas une création nouvelle à partir de
morceaux hétéroclites de la réalité ; c’est la mise en ordre, la rédaction la plus simple
et la plus efficace des éléments tournés dans cette intention » (J.R., 1968, p. 454).
C’est pourquoi Rouch commence toujours par monter, « en bout-à-bout », les images
(muettes avec la Bell&Howell) réalisées au tournage. Comme le dit encore Danièle
Tessier : « dès son retour de tournage, Rouch visionne, le plus souvent tout seul, ses
originaux. Dès lors ses images sont fixées dans sa mémoire […] Rouch est toujours
présent lors de ces montages qui ont lieu sur l’original : les coupes doivent donc être
précises, elles sont définitives […] et le travail de montage se fait surtout au niveau
du « rythme » : le rythme des plans et le rythme des séquences sont imposés par le
rythme interne de l’image. C’est l’image qui conduit le montage » (1982, p. 153).
La scansion rapide de la caméra Bell&Howell détermine ainsi la scansion rythmique
générale du film, laquelle s’accélère encore, nous le verrons, puisque l’entièreté du
plan, pourtant déjà court, n’est pratiquement jamais conservée. Ni même filmée,
parfois : « je m’arrêtais parfois bien avant les 25 secondes convaincu que quand on
s’ennuie il faut s’arrêter » (1988, p. 85 ; notre traduction).
Cette scansion des images influence donc aussi celle de la future bande-son. A
propos de l’enregistrement en studio, pour Moi, un noir, des voix des protagonistes
placés devant le pré-montage des images, Rouch dira : « [comme] il n’y a
pratiquement pas un plan qui fasse plus de vingt-cinq secondes [cela] était à la fois
un stimulant et un frein pour l’improvisation des gens qui parlent : ils ne peuvent pas
souvent aller au bout de ce qu’ils veulent dire puisqu’il faut brusquement passer au
plan suivant » (1996, p. 153).
La deuxième caractéristique fondamentale de la Bell&Howell, celle d’être une
caméra n’enregistrant pas le son, est un autre facteur déterminant pour la structure
des films de Jean Rouch. La post-synchronisation devient nécessaire. Ainsi, le
cinéma de Rouch naît acousmatique et travaille à le rester au maximum. De là, la
présence régulière de la voix de Rouch (alors que son corps est presque toujours
absent), l’« acousmêtre » par excellence dont parle Maxime Scheinfeigel (1995, pp.
115-118). Mais les autres éléments de la bande sonore (les voix protagonistes
comme dans Moi, un noir, les bruits et les voix toujours en arrière fond, la musique
quand elle est utilisée), fonctionnent aussi la plupart du temps en « acousmêtres ».
Tous les éléments de la bande sonore recouvrent (sur plusieurs niveaux souvent) la
succession d’images sans lui correspondre directement, lui donnant une continuité,
un legato, mais en redoublant simultanément sa discontinuité, son rythme rapide,
réalisant ce fameux « contrepoint des images » dont parle si souvent Rouch en
s’inspirant de Vertov, véritable double.
Et cette structure ne sera pas, à bien des égards, remise en question par l’arrivée du
son synchrone. Depuis que Jean Rouch utilise les magnétophones portatifs (1950),
le son est enregistré en continu par le preneur de son qui accompagne toujours le
réalisateur. Par exemple, sur le tournage de Les maîtres fous (1954) : « Damouré
Zika enregistrait le son pratiquement sans interruption. Nous avions une quantité
suffisante de bobines sonores, je lui ai donc dit de continuer, en éliminant seulement
le bruit de la caméra. Naturellement le son n’était pas synchrone » (1988, p. 85 ;
notre traduction).
Le son est toujours enregistré « après » l’image, même si les deux enregistrements
adviennent simultanément. Le son est fonction de l’image, même physiquement :
« les preneurs de son africains qui ont travaillé avec moi savent très bien quel
objectif j’utilise et quel est le champ disponible pour placer le micro » (ibid., p. 89). De
la même façon, nous venons de le voir, le son est monté « après » l’image, à partir et
en fonction d’elle. C’est la grande trouvaille de Rossellini, selon Rouch : « tout le
néoréalisme est né de Rome ville ouverte, de l’intuition que si on voulait sortir des
studios, il fallait filmer sans son. Il était donc nécessaire de post-synchroniser et de
doubler les films […] La solution de Roberto était admirable. Ses films étaient tournés
dans les rues, ses personnages parlaient continuellement, comme lui du reste »
(ibid., p. 98).

Un langage cinématographique « classique » et « musclé » : simple, rapide,
rythmé

Certainement le cinéma de Jean Rouch est « totalement neuf », comme l’écrit un
Jean-Luc Godard enthousiasmé par Moi, un noir à sa sortie (1998, p. 155), mais il
est vrai aussi qu’il fait preuve d’un très grand « classicisme », celui de la simplicité.
Classicisme cultivé par Rouch qui aime, oui, certaines « avant-gardes » mais
affectionne tout particulièrement  le cinéma hollywoodien de sa jeunesse, celui des
années 30 et 40, ou encore celui (parfois le même) qu’il découvre plus tard dans les
salles africaines. « J’ai été très heureux d’accueillir il y a une semaine [en décembre
1986] William Witney, réalisateur de serials américains, qui ont eu un succès
considérable en Afrique autour de 1930 [sic : 1950]. C’est des films qui nous
apprennent comment raconter une histoire », confie Jean Rouch à Raul Grisolia
(1988, p. 89 ; notre traduction).
Le cinéaste est d’abord un artisan. Durant le montage de Les maîtres fous, Rouch
croise Jacques Tati (ils partagent la même monteuse), qui « me déclara un jour qu’un
cinéaste est un ébéniste : il fallait toujours revenir sur les choses, les améliorer, les
couper. Il remontait avec Suzanne [Baron] Les vacances de M. Hulot, qui était sorti
en salle depuis plus d’un an ! C’est une leçon que j’ai retenue » (2002). Le
« caméraman » polit ses œuvres et soigne ses outils (la Bell&Howell entre autres),
aussi pauvres soient-ils. Godard, toujours à propos de Moi, un noir, ne parle-t-il pas à
deux reprises des « quelques mouvements de grue que ne désavouerait pas
Anthony Mann », en spécifiant bien sûr tout de suite, que « ce qui est beau, c’est
qu’ils sont faits à la main » (1998, p. 178), c’est-à-dire « les genoux en guise de
grue » (ibid., p. 182) ?
Pour Jean Rouch, il s’agit en définitive, de « rapporter les images les plus sincères
possibles, mais en respectant les règles du langage cinématographique » (J.R.,
1962, p. 48), comme par exemple, celle que nous avons déjà évoquée du
« changement d’angles entre différents plans » (ibid., p. 42).
Ces règles ne doivent jamais perdre de vue le souci principal, à savoir qu’« un film
est toujours une histoire et qu’il faut la raconter soi-même, guidé par le rythme
interne des images et scandé par la succession des plans : cette respiration
cinématographique a malheureusement été perdue avec cette machine suicidaire
qu’est la vidéo » (1996, p. 157).
Le cinéma se doit d’être rythme et scansion. Ce n’est pas étonnant que Rouch, bien
que l’ayant accueillie, dans le principe, au départ rejette très vite la vidéo : le
défilement des images est continu, « une espèce de filet d’eau, un peu ennuyeux »,
privé de la vitale succession discontinue d’où naît le rythme : « il n’est pas possible
de voir une série d’images en vidéo, on ne peut en voir qu’une » (1988, pp. 96-97 ;
notre traduction).
De la même façon, Jean Rouch rejettera très vite l’aspect le moins rythmique (le
même) lié à l’enregistrement synchrone du son : « On avait introduit la parole par le
son synchrone et on n’est pas sorti de ce piège. Encore aujourd’hui nous sommes
souvent, dans le cinéma direct, esclaves de la parole, de la conversation. Le son
synchrone nuisait à la « musculature » du film […] dans Pierrot le fou, Godard
n’hésitait pas à couper dans les phrases » (1982, p. 169).
Le rythme du film doit être le rythme musclé d’un chant, et non celui lascif de la
conversation ou du bavardage. Ce rythme, découvert grâce à la première caméra,
grâce à la scansion générée par sa faible autonomie, que les caméras plus
perfectionnées ont perdu, rythme qui forge le style : « Quand je tournais avec une
Bell et Howell, je faisais mon montage à la prise de vues et, avec le son synchrone,
le cinéma est devenu terriblement bavard. On ne sait plus couper, on ne cadre plus,
on écoute parler » (1996, p. 156).
Ce cinéma est en partie perdu : « il faut bien dire que le tournage en son synchrone
– s’il a apporté énormément – nous a quand même fait perdre une qualité
fondamentale du cinéma que nous réalisions auparavant et qui est la limitation du
tournage dans le temps » (ibid.).
En partie perdu. Mais on peut continuer à le faire vivre, en s’obligeant à rester dans
un temps aux scansions brèves, en continuant à faire réapparaître le rythme rapide
du tournage dans la « musculature » et la « respiration » (alternée) du film.

II) LES LECONS APPLIQUEES : 4 ILLUSTRATIONS

Les quatre extraits que nous avons choisis sont filmés, pour les trois premiers avec
la caméra Bell&Howell et, pour le dernier avec la caméra Beaulieu insonore,
synchrone et à plus grande autonomie. Ils sont tous post-synchronisés, le dernier
compris. Et les quatre bandes-son ont une structure très semblable. Elles font
« contrepoint » à des bandes image que nous analyserons en premier, selon le
vouloir du « caméraman » Rouch.
Jean Rouch filme quatre actions d’une certaine durée, qu’il essaye de capter au
tournage et de restituer au montage dans leur entièreté maximale, en les suivant le
plus linéairement possible et au plus proche. Dans sa captation de l’action Rouch
sera, au fil des extraits, de plus en plus mobile. Ainsi chaque extrait nous semble
illustrer en quelque sorte une des figures principales du langage cinématographique,
liées chacune à ces mobilités différentes : plongée/contre-plongée le premier,
travelling (circulaire et « fictif » – à partir de plusieurs points fixes ; et latéral – en
mouvement, respectivement) les deux suivants, plan-séquence (qui en quelque sorte
les synthétise tous) le dernier. La structure des bandes image est ainsi de plus en
plus souple, tout en gardant sa vivacité rythmique première.
Les quatre extraits sont réalisés suivant la même méthode, par les deux « mini-
équipes » usuelles dans le cinéma de Rouch : au tournage, par celle réalisateur
(toujours Rouch ici) – preneur de son (à chaque fois différent ici) ; au montage, par
l’équipe réalisateur – monteur (Rouch toujours là, seul ou secondé).
Certainement ces séquences ne peuvent à elles seules donner une idée du rythme
du film entier, mais elles en constituent les noyaux, qui seront (eux aussi) mis bout-à-
bout par Jean Rouch.

Cimetières dans la falaise

Nous avons choisi la séquence de la montée du corps du mort vers le cimetière
creusé dans la roche. Le tournage s’effectue en 1950, lors du « séjour avec la
mission Griaule-Dieterlen dans la falaise de Bandiagara » de la mission « Soudan-
Niger-GoldCoast » de Rouch. Le tournage de notre séquence se fait au pied de la
paroi qui accueille le cimetière, surplombant le village d’Iréli, Jean Rouch à la caméra
(Bell&Howell) et Roger Rosfelder à la prise de son (Scubit).
C’est la première fois que se forme la « mini-équipe » caméraman – preneur(s) de
son (Rosfelder est assisté de Lahia, un « guide »), grâce aux appareils venant d’être
commercialisés : « C’est en 1951 [sic] que nous avons utilisé sur le terrain le premier
magnétophone portatif fonctionnant sur batteries : il en est sorti, en collaboration
étroite avec Marcel Griaule, le film qui est consacré aux rituels funéraires des
Dogon » (J.R., 1968, p. 459). Ces premiers magnétophones autonomes Scubit, bien
que peu maniables (mais qui « malgré leurs trente kilos et leurs moteurs à manivelle,
remplacent un camion de plusieurs tonnes » (1979, p. 59)), permettent d’enregistrer
par procédé acémaphone des sons « réels », pour la première fois en même temps
que les images, et de ramener des « documents sonores originaux enregistrés en
pays dogon » comme le précise bien le générique du film.
Le film est monté au retour de la mission en 1951 à Paris, par Rouch lui-même au
Musée de l’Homme.
La maniabilité des appareils rend possible un tournage rapide (« réalisé en deux
jours » (J.R., 1955 [1952], p. 72)), et improvisé (« tous nos plans une fois de plus
changés » (ibid., p. 71)), en ce qui concerne la séquence qui nous intéresse (un
homme s’étant noyé accidentellement).
Le tournage se fait au pas de course : « nous voulions rapporter des documents
complets, image et son. Si bien que je dus courir tout autour de cette procession
fuyante, alors que Rosfelder, les écouteurs aux oreilles, précédé de Lahia portant
le magnétophone sur la tête, essayait de se maintenir au niveau des porteurs du
cadavre »  (ibid., p. 72). Mais la course ne s’effectue encore qu’entre les plans : pour
filmer un plan Rouch a besoin de s’arrêter (il ne marchera avec la caméra qu’un peu
plus tard, nous l’avons vu). De la même façon, les plans sont souvent fixes : Rouch
commence par cadrer, puis filme sans bouger.
Notre séquence est réalisée par Rouch en 17 plans, groupés en trois parties : la
corde descend depuis le cimetière (4 plans), elle est attachée au corps (7 plans), le
corps est hissé (6 plans).
Jean Rouch, placé tout près des pieds du mort, filme d’abord en contre-plongée, puis
en plongée, et encore en contre-plongée. Roger Rosfelder se tient
vraisemblablement à ses côtés.
Au montage, Jean Rouch n’exploitera pas toute la durée possible de
l’enregistrement, déjà courte : des 25 secondes de chaque plan, il ne retient que le
quart (pour l’ensemble des 17 plans, 110 secondes effectives sur 425 possibles). Ce
resserrement, que l’on retrouve systématiquement, n’est pas seulement dû aux
défauts techniques de la caméra (« comme la caméra faisait du bruit, au montage on
devait souvent éliminer certains moments intéressants à cause de ça » (1982, p.
168)), mais surtout au désir de rendre le résultat vif et « musclé ». L’agencement final
des images est rapide, précis, structuré : la séquence du nouement du corps (elle-
même divisée en deux par une sorte de « plan de coupe ») est encadrée par celle de
la descente de la corde (suivie du bas par la caméra qui accompagne, en le
fragmentant en 4 plans, le mouvement), et par celle de la montée du corps (suivi
toujours du bas par la caméra qui accompagne encore le mouvement, mais en sens
inverse, en le fragmentant en 6 plans). Le nouement du corps est lui-même filmé
avec une alternance presque parfaite de plans pris, une fois depuis la droite du
cadavre, une fois depuis sa gauche (une des « règles d’or »).
Cette structure solide et cohérente de la bande image est suivie et redoublée par
celle de la bande-son, acousmatique.
La voix de Jean Rouch, post-synchronisée à Paris, est l’élément sonore qui
prédomine ici comme très souvent, et double l’image pour nous faire pénétrer dans
l’action et dans le sens de celle-ci. Elle est aussi continuellement sous-tendue par les
bruits, les cris, les plaintes des hommes et femmes dogon, enregistrés
simultanément à l’image (mais non en synchrone) par Roger Rosfelder, lesquels
deviennent plus perceptibles dès que la voix se tait.
La voix de Rouch intervient à deux reprises (un premier bloc, occupe les sept
premiers plans, et est lui-même divisé en quatre sections – la voix se taisant pour
« respirer », les bruits reprenant alors le dessus ; un deuxième bloc coïncide avec le
seul 13ème plan). Après chacune des deux interventions, une « respiration » : deux
blocs sonores (d’abord les voix des hommes qui fixent la corde au cadavre, puis les
plaintes des femmes en contrebas) qui permettent, une fois l’explication donnée par
la voix de Rouch nous ayant mis en mesure de déchiffrer plus attentivement les
images, d’entrer dans la cérémonie de manière plus immédiate.
Si nous avons détaillé cette brève séquence aussi longuement, c’est que sa structure
générale se retrouvera non seulement dans les autres extraits que nous avons
choisis, mais bien dans tout le cinéma de Jean Rouch, formant pour ainsi dire le
noyau de son style, la « musculature » et la « respiration » de ses films, leur rythme.

La chasse au lion à l’arc

Notre deuxième extrait est la séquence de la « grande opération » de préparation du
poison pour les flèches des chasseurs de lion. Elle est tournée par Jean Rouch chez
les Gow de Yatakala en 1958 (1996, p. 151), première année du tournage de ce film
qui se prolongera jusqu’en 1965, Jean Rouch à la caméra, Bell&Howell toujours,
Idrissa Maïga à la prise de son, sur magnétophone portatif toujours. Le montage de
la séquence s’effectue des années plus tard, en 1965, lors du montage de
l’ensemble du film à Paris, avec des monteurs professionnels, Josée Matarasso et
Dov Hoenig.
Il est intéressant de voir que, bien qu’effectué quinze ans plus tard, et surtout après
la « révolution du direct », le montage reste identique dans sa conception à celui de
l’extrait précédent. Et que les monteurs « professionnels » adoptent le style de
montage simple et musclé de Jean Rouch.
De même, le montage à la prise de vue, ne diffère pas fondamentalement de celui du
film précédent. Il s’enrichit un peu seulement : apparaissent ici en plus grande
quantité les plans où la caméra suit le mouvement de ce qui est filmé
(essentiellement les gestes de Tahirou Koro, le chef des chasseurs, au centre de
l’action ; des 51 plans qui composent la séquence, 13 sont des plans où la caméra
bouge, parfois très peu, en suivant le mouvement ; dans l’extrait précédent, sur les
17 plans, 2 seulement suivaient le mouvement). Autre enrichissement : Jean Rouch
est ici beaucoup plus mobile (alors que l’action filmée l’est moins) : il filme depuis
plusieurs points, à des hauteurs différentes (certains plans, en plongée, sont filmés
de très haut), points situés tous sur un demi-cercle (approximatif) autour du foyer
central, demi-cercle qui redouble ainsi le « cercle magique » tracé par Tahirou.
Jean Rouch élabore ainsi une figure cinématographique « à la main » comme dirait
Jean-Luc Godard, une sorte de travelling circulaire hémicyclique, répété quatre fois,
en correspondance avec les quatre phases de la préparation du poison, chacune
séparée des autres par un ou plusieurs plans d’inserts, lesquels constituent comme
des respirations, avant la reprise de la narration rapide et sûre, confiée à la voix de
Rouch, elle aussi divisée en quatre phases. « Travelling » fictif bien sûr, reconstitué
au montage, les plans étant pour la plupart fixes.
A l’intérieur de chacune des quatre phases, Rouch restitue le mouvement de Tahirou
par la règle du changement d’axe mais aussi en alternant plans rapprochés et plans
plus éloignés sur le même axe (comme dans l’extrait précédent, mais avec plus
d’insistance) : la caméra balaye ainsi non seulement la surface, mais aussi la
profondeur.
Nous retrouvons presque exactement la même proportion de resserrement au
montage de la durée des plans : Rouch n’en conserve que le quart (346 secondes
sur les 1275 possibles : utilisation de 27,1% du matériel tourné, contre les 25,8% de
l’extrait précédent). Cette réduction est aussi guidée, dans un deuxième temps, par
le commentaire de la bande-son (commentaires, bruits, sons) : « lors de la première
projection d’une copie de travail de plus de deux heures trente, j’ai fait venir Morillère
avec un Nagra pour enregistrer l’histoire que je racontais aux spectateurs […] Nous
avons donc, à partir de ce premier commentaire (réécrit en français correct), resserré
le montage, calé les centaines de sons non synchrones, enregistré d’autres sons
nécessaires » (1996, p. 152).
La diction de Jean Rouch se raffine, comme la technique de tournage des plans dont
nous venons de parler. Après le premier « resserrement » que nous venons
d’évoquer, Jean Rouch continue à lisser la musculature du film, à le faire respirer de
façon toujours plus vivante : « une fois le film ainsi amélioré progressivement, j’ai
enregistré un nouveau commentaire avec Annie Tresgot au Musée de l’Homme.
C’est elle qui m’a appris qu’il fallait employer un micro Neuman et parler avec une
voix très basse. C’est elle aussi qui a eu l’idée de me faire dire le commentaire assis,
mais par contre, lorsqu’il s’agissait des traductions des propos de quelque chasseur,
je le disais debout. Ainsi, c’est toujours ma voix mais avec deux tons différents […] A
ce moment-là, ta diction fonde réellement le récit  » (ibid.).
Ainsi, l’artisan-cinéaste raffine progressivement son œuvre, en affinant le maniement
de ses deux principaux outils, caméra et voix.

Moi, un noir

Nous avons choisi une des dernières séquences de cette « fiction », celle où au bord
de la lagune d’Abidjan le protagoniste, Edward G. Robinson, raconte à son ami Petit
Jules « sa » guerre d’Indochine.
Le film est tourné en 1957 à Abidjan, Jean Rouch toujours à la caméra Bell&Howell.
Quant au son, « le tournage est muet, les ambiances sont enregistrées sur place
mais après coup [par André Lubin], et le commentaire de la voix off sera enregistré
encore plus tard, en studio [à Abidjan] » (1995, p. 112)). Le film est monté et mixé
définitivement à Paris, Marie-Joseph Yoyotte et Catherine Dourgnon secondant
Rouch.
Dans cette séquence Jean Rouch effectue encore une des figures du langage
cinématographique : un travelling latéral (un peu moins « fictif » que celui morcelé de
l’extrait précédent , ici la caméra bouge réellement). Travelling « fait main », bien
entendu, depuis une voiture, en longeant le chemin au bord de la lagune que
parcourent les deux protagonistes. Un travelling comme aux premiers temps du
cinéma, la caméra placée sur un moyen de transport pour capter le mouvement du
monde : « un travelling dans l’axe ou même un travelling latéral, c’est une façon de
découvrir le monde. Les Lumière l’avaient compris dès le début en mettant leur
caméra sur un vaporetto à Venise, dans un tramway à Liverpool ou dans un train du
côté de La Ciotat [c’est une] découverte du monde en mouvement » (1996, p. 41).
Mais ce mouvement par essence continu qu’est le travelling doit être ici réalisé
toujours au moyen de la scansion de la Bell&Howell. La contrainte technique
majeure qui nous occupe depuis le début se fait sentir une fois de plus, comme le
résume bien Michel Delahaye : « D’une voiture, il [Jean Rouch] avait suivi, filmé
Robinson, s’interrompant de temps en temps – mais pas question d’interrompre
Robinson – pour recharger sa caméra. Il ne pouvait non plus être question de
monter, raccorder les séquences ainsi obtenues. Que faire ? Rien. Laisser parler la
nature des choses, ni monter ni raccorder, mais faire un bout-à-bout : un style
naissait » (M.D., 1961, p. 7). Un style naissait, ou était déjà né bien des années
auparavant, se raffinant seulement, petit à petit. Ce sera pourtant justement ce film-ci
qui influencera tant la Nouvelle Vague, de Jean-Luc Godard (nous l’avons déjà cité)
à François Truffaut : « Une fois le montage terminé à Paris, Pierre Braunberger, le
producteur, a exprimé le désir de montrer Moi, un noir à Truffaut. Braunberger n’était
pas d’accord avec moi sur cette séquence : il voulait y ajouter des images d’actualité
de la guerre d’Indochine. Il pensait que Truffaut serait de son avis. Truffaut me dit
après la projection : « Jean, tu m’as donné la fin des 400 coups. Il faut que je fasse
comme ça, un long travelling et une coupure sèche » (2002). Truffaut est confronté
au même vieux problème de Rouch et va y répondre de la même façon, apprenant la
leçon si simple : « lorsqu’il se trouva en face d’une somme impressionnante de plans
de J.-P. Léaud, lequel répondait aux interrogations d’une psychologue virtuelle dont
certaines circonstances empêchaient l’actualisation en contrechamps. La solution, là
aussi, fut un bout-à-bout » (M.D., 1961, p. 7).
C’est en partant de ce premier montage, comme à son habitude, que Jean Rouch
enregistre la bande-son. « Mais cette fois, ce n’est pas moi qui l’ai fait [le
commentaire] Petit Touré et Oumarou Ganda [les deux principaux protagonistes] étaient mûrs pour commenter eux-mêmes les images. On l’a fait dans un studio de la
radio [Radio-Abidjan] en deux jours, et tous les techniciens ont été épatés par leur
naturel et par la facilité avec laquelle ils reprenaient parfaitement dès qu’on voulait
remplacer un mot ou une phrase » (1996, p. 153). C’est donc cette fois Oumarou
Ganda qui prend la place de Jean Rouch en acousmêtre (principal). C’est son
monologue incessant, particulièrement « grave » et douloureux dans cette séquence
(il « pleurait presque en racontant cela » (ibid.)), qui rythme le film, raccorde les
« faux raccords », et donne au travelling une continuité nerveuse.
Ici aussi la voix (de Robinson) est sous-tendue par un bruit,  étonnant : « le
producteur me suggère l’idée de mettre des bruits de guerre et d’introduire des
extraits d’actualités sur la guerre d’Indochine. Cela me déplaisait énormément et je
mets tout simplement comme son le bruit d’un arbre qu’on abat » (2000, p. 15). On
entend sous le monologue, d’abord et assez longuement le chant des bûcherons au
travail, puis l’arbre tomber (en même temps que tombe, à l’image, Robinson). Le
chant de travail ici utilisé n’est pas de cette mauvaise musique qui « enveloppe,
endort, fait passer de mauvais raccords, donne un rythme artificiel à des images qui
n’en ont pas et qui n’en auront jamais, bref [qui est] l’opium du cinéma », mais bien la
musique qu’il faut, celle « qui soutient réellement une action, musique profane ou
rituelle, rythme de travail ou de danse » (1979, p. 67).
La continuité est ici recherchée peut-être avec plus d’insistance que dans les
séquences précédemment analysées (le pourcentage d’utilisation au montage de
l’entièreté de la durée d’un plan reste faible mais est presque deux fois supérieur à
celui des deux séquences précédentes – 110 secondes utilisées sur les 250
potentielles, soit 48,8%). Et toutefois cette continuité reste « musclée » et même
hétérogène (sur les 9 plans que comporte la séquence, 6 sont des mini-travellings
filmés depuis la voiture roulant mais 3 sont des plans réalisés à terre, d’une position
fixe – dans deux d’entre eux, la caméra suit Robinson qui se déplace mais non plus
latéralement – cf. le balayement en profondeur et non seulement en surface de la
séquence précédente ; le troisième est un gros plan « de coupe » de Petit Jules).
C’est de cette continuité/discontinuité dialogique qui forme le nœud de la
musculature et de la respiration des films de Jean Rouch, leur rythme, que veut sans
doute parler Michel Delahaye en concluant sa brève analyse de notre séquence :
« Rouch et Truffaut ont su tous deux accepter une impossibilité et se sont trouvés
ainsi déboucher, par surcroît, sur sa transformation en possibilité supérieure » (M. D.,
1961, p. 7).

Tourou et Bitti, les tambours d’avant

Notre dernier extrait est le début du plan-séquence (jusqu’à la possession de Kure)
qui constitue à lui seul le film (ou presque, puisque le film s’ouvre par un autre plan,
introductif).
Le film est tourné en 1971 (le 15 mars) à Simiri, au Niger. Rouch est toujours à la
caméra, mais la caméra a changé : c’est une Beaulieu, insonore et synchrone et
avec une autonomie bien plus grande que la Bell&Howell : près de dix minutes.
Une caméra qui permet de réaliser des plans-séquences. Mais réussir un plan-
séquence, ou mieux réussir à bâtir un récit en un plan-séquence, est une véritable
gageure. Ce film est un apax dans la production de Rouch : « j’ai réussi une seule
fois, dans un culte de possession qui s’appelle Les tambours d’avant, Tourou et Biti
[sic] J’ai commencé à tourner à ce moment-là [c’est-à-dire alors qu’aucune personne
n’avait encore réussi à être possédée, et ce depuis des heures] et la possession a eu
lieu alors que je suivais effectivement celui qui aurait dû être possédé » (1996, p. 41).
Pour cette raison, Jean Rouch, très fier du résultat obtenu dans et par ce film, le
donnera souvent en exemple et écrira un certain nombre de textes enthousiastes où
il théorisera l’influence du « kinoki » vertovien (ou du « caméraman ») sur le
déroulement de la cérémonie elle-même, en forgeant notamment le terme de « ciné-
transe ».
« Ciné-transe » peut-être rendue possible par la durée prolongée de tournage que
permettent les nouvelles caméras. Jean Rouch reste pourtant sur ses réserves : « je
me suis aperçu que la recherche à tout prix du plan-séquence est un peu une bêtise,
c’est un peu, effectivement, un exercice de style » (ibid., p. 42).
Cette figure cinématographique nouvelle doit en définitive être traitée avec les
anciennes méthodes, être taillée comme avec les anciens outils. Les vieilles « règles
d’or » devront continuer à être appliquées : tournage dans l’ordre de l’histoire, « take
one », changements d’axe. A la prise de vue, Jean Rouch continue à « monter », à
dynamiser ce qu’il filme, construisant une succession de plans virtuels : nous
passons du premier « plan » sur le soleil, au « plan » sur la porte d’entrée de la
concession, au « plan » sur le parc des chèvres, etc. La succession de ces « plans »
est scandée tout aussi rapidement qu’avec la Bell&Howell et nous retrouvons
l’alternance des plans pris tantôt de droite, tantôt de gauche (notamment au niveau
de l’orchestre), ainsi que le balayage en surface et en profondeur. Les anciens
réflexes sont toujours actifs : « tout à coup, l’orchestre s’arrête de jouer.
Généralement, dans ces cas-là, on coupe et on change d’angle, mais là, j’ai
continué » (ibid.).
Les plans-séquences doivent être aussi resserrés et ne remplissent pas souvent le
chargeur (ce n’est pas le cas ici, mais il s’agit d’un apax, nous l’avons dit), comme le
rappelle encore Danièle Tessier : « ses [à Rouch] « plans séquences », qui durent
parfois un chargeur entier, sont rarement conservés dans leur intégralité » (1982, p.
153). Ici comme avant, il s’agit de rythmer la durée du récit.
Dix ans plus tard Rouch écrira en parlant de la réalisation de ce film : « j’ai encore en
bouche le goût de cet effort, et du risque tenu de ne pas trébucher, de ne pas rater
mon point et mon ouverture d’objectif » (1982 (2), p. 31). L’effort ici fourni est
naturellement plus important, vu que la caméra « marche », contrairement aux
extraits précédents. Nous avons déjà noté qu’au fil du temps Rouch se déplacera de
plus en plus : « si nous étions quelques-uns […] à filmer sans tripode, c’était surtout
par économie de moyens et pour permettre des déplacements rapides entre deux
prises de vue, car la caméra était fixe la plupart du temps, « panoramiquait »
quelques fois et, exceptionnellement, se déplaçait (effet de « grue » par
accroupissement, ou travelling en voiture) » (1979, p. 62). Mais n’oublions pas que
Jean Rouch a déjà marché avec la caméra, au moins depuis le tournage de Jaguar
(1954). Et ce même avec des objectifs non grands-angulaires (utilisés ici), rendant le
déplacement plus facile. L’effort et le risque sont au fond toujours les mêmes, comme
dans Cimetières dans la falaise par exemple, ceux de pénétrer dans une réalité et de
réussir à suivre une action, de réussir à suivre son rythme.
La structure de la bande-son aussi est pratiquement identique à celles des extraits
précédents.
Nous avons vu les réserves émises par Rouch quant au son synchrone, paresseux :
le son doit au contraire suivre le rythme rapide des images. Nous retrouvons ici le
commentaire acousmatique de Jean Rouch, post-synchronisé, ponctuant l’action en
l’expliquant, traduisant en les recouvrant les devises des génies. Commentaire
encore sous-tendu par les mots et par la musique de la cérémonie. A la différence
près qu’ici les bruits et la musique, synchrones, forment un continuum sonore, non
des blocs. Mais cet avantage du « temps réel » que Rouch évoque souvent, est
justement réduit, passe (littéralement) en second plan dans la structure de la bande-
son, sous cette structure, à la merci pourrait-on dire du commentaire acousmatique.
Si bien qu’on peine à entendre le rythme très particulier de la musique (« l’ensemble
forme une section rythmique très originale (et très différente des batteries habituelles
de calebasses battues) aux variations mélodiques de la vièle godye » (1989, p.
186)), rythme par lequel, pourtant, le film est « entièrement scandé » (ibid.), nous dit
Rouch.
Enfin, même avec le son synchrone, la « mini-équipe » de tournage (« Moussa
Hamidou à l’enregistreur Nagra et moi-même à la caméra » (ibid.)) reste en place.
Tout comme la « mini-équipe » de montage : Jean Rouch – Philippe Luzuy au son.

En définitive, devant des figures cinématographiques nouvelles rendues possibles
par des appareils perfectionnés, Jean Rouch reste toujours « ébéniste », un ébéniste
du rythme, travaillant la continuité à partir de la discontinuité, vivifiante.

Bibliographie
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Entretiens
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