Thierry Roche

De l’analyse à la fabrique des images : questions autour d’un
passage

Thierry Roche


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Résumé

Depuis plusieurs années le département de socio/anthropologie de l’Université
d’Amiens travaille à la formation des étudiants en anthropologie visuelle. Si les cours
théoriques ont réussi à les sensibiliser aux œuvres majeures de la discipline, les
cours pratiques n’ont pas à ce jour donné les résultats escomptés. Notre intervention
se propose d’en explorer les raisons.

Texte

Depuis plusieurs années nous travaillons à faculté Philo SHS de l’Université Picardie
Jules Verne à la création d’un programme de formation théorique et pratique à
l’anthropologie visuelle. L’idée est d’articuler un cours d’introduction à l’histoire de la
discipline (Licence 3), une manifestation culturelle permettant le visionnement sur
grand écran et dans leur intégralité de films regroupés par thématiques et le plus
souvent présentés par des spécialistes du domaine et un cours d’initiation à la
pratique de la vidéo. L’implantation de la SVAV dans les locaux de l’Université est
venue certifier et légitimer notre souci d’une reconnaissance et d’un développement
de l’anthropologie visuelle au sein du projet global de l’établissement.  Le bilan que
nous pouvons effectuer après quelques années d’expérimentation est cependant
mitigé. De nombreux étudiants ont été sensibilisé à une culture anthropologique de
et part l’image mais nous n’avons pas, à quelques rares exceptions près, réussi à
accompagner des étudiants dans des projets de réalisation de films. Notre
intervention se propose d’énoncer les raisons susceptibles d’être mises en avant
pour expliquer cela. Nous pointerons la quasi impossibilité pour les étudiants
d’effectuer de véritables terrains inscrits dans une durée – comment singulariser
l’anthropologie visuelle du cinéma documentaire, sinon par la référence à un cadre
théorique spécifique et une inscription longue d’un ethnologue sur son terrain ? –
nous insisterons sur le formatage de l’imaginaire des étudiants par le modèle
télévisuel et la difficulté de s’en soustraire – mais jusqu’où stimuler une créativité
explorant de nouvelles manières formelles de questionner l’altérité sans prendre le
risque de définitivement quitter les rives de l’anthropologie ? -, nous évaluerons la
réalité du cadre structurel dans lequel nous évoluons et les inévitables limites qu’il
induit. Nous souhaiterions réfléchir à ce difficile passage d’une réflexion sur le regard
à une pratique à partir du regard, jalonner le champ des possibles, aujourd’hui, en
matière d’anthropologie visuelle et repérer les espaces qu’il conviendrait de créer sur
le territoire national et européen pour donner aux étudiants de réelles perspectives
concernant la réalisation de films anthropologiques.

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Si, dans le cadre du cursus qui leur est proposé, les étudiants visionnent à l’occasion
quelques films, un cours spécifiquement centré sur l’anthropologie visuelle n’existe
qu’à partir de la troisième année de Licence. D’une durée d’une heure trente sur 12
semaines ce cours reprend quelques moments important de l’histoire de la discipline,
des premiers temps, – Marey, Haddon, Pöch -, à nos jours, – Connolly/Anderson, S.
Breton -, en passant par les grandes figures que sont Flaherty, Vertov, Rouch, Ash,
Marshall, MacDougall ou M.L Davies. Chaque séance est centrée sur un auteur ou
une aire géographique et nous essayons de problématiser les extraits de films
projetés : constitution d’une figure de l’altérité, statut de la parole, la question de la
réflexivité, le regard des femmes…
Le volume horaire ne permet pas de présenter les films dans leur intégrité et c’est la
raison pour laquelle nous avons initié une manifestation annuelle, organisée par
l’association des étudiants en ethnologie qui, sur trois ou quatre jours, propose des
ateliers, projections/débats sur des thèmes qu’ils ont choisi. Entièrement pensée et
organisée par les étudiants, cette manifestation se déroule dans divers lieux de la
ville, cinéma, bibliothèque municipale, université.
Depuis deux ans la SFAV propose de son côté, des soirées de présentation des films
de son catalogue dans un café/musique du centre ville. Les soirées sont animées par
des ethnologues spécialistes des populations mises en scènes dans les films. Pour
une part le public présent à ces soirées est constitué des étudiants inscrits en
ethnologie.
Cette démultiplication des temps de projection et de réflexion sur l’image à caractère
ethnographique permet aux étudiants d’acquérir une véritable culture en
anthropologie visuelle, culture qu’ils complètent par la lecture des quelques ouvrages
sur le sujet dont dispose la bibliothèque universitaire.

Afin de permettre aux étudiants d’envisager à leur tour le passage à la réalisation ce
programme doit s’accompagner d’une sensibilisation aux techniques de tournage.
Pour ce faire notre faculté a acquis deux unités de tournage et une unité de
montage, du matériel semi-professionnel tout à fait adapté à un tournage à la fois
souple et de qualité. Un cours a été créé dans la maquette du parcours ethnologie de
notre Licence, afin de permettre aux étudiants de manipuler le matériel. Divisé en
deux parties distinctes ce cours propose dans un premier temps de visionner des
extraits de films en s’interrogeant chaque fois sur les dispositifs déployés par les
réalisateurs pour présenter, construire, développer le sujet qu’ils traitent. Nous
réfléchissons à la manière de faire apparaître les personnages, de leur donner corps
à l’intérieur d’un récit, au statut du détail qui participe à la fois à l’effet de réel et, par
excès de focalisation, produit simultanément l’effet inverse, la déréalisation. Nous
nous interrogeons sur la part fictionnelle de toute situation, inévitable à certains
égards, mais jusqu’où la revendiquer, voire la créer ? Nous travaillons tout
particulièrement la question du point de vue et du regard : comment regarde t-on,
combien de temps doit-on regarder, à quelle distance, comment traduire en image ce
qui es vu et compris d’une situation donnée etc. Il n’est pas nécessaire de rentrer
dans les détails de cet enseignement qui finalement pose à l’image les questions qui
se posent à l’ethnologue sur le terrain : quoi et comment décrire, quid de
l’interprétation ….
L’autre partie du cours est constitué d’exercices pratiques : construire une action
dans un espace donné en une dizaine de plan, filmer un entretien en situation de
face à face puis une conversation avec plusieurs intervenants, réaliser un plan
séquence… Les images sont ensuite visionnés et discutées par le groupe. A cela
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s’ajoute un travail d’écriture. En effet nous demandons aux étudiants de réaliser une
note d’intention dans laquelle ils présentent le thème du film, les raisons pour
lesquelles ils ont choisi ce thème et enfin une description sommaire du dispositif
qu’ils entendent mettre en place pour traiter leur sujet.

Qu’avons nous constaté ? Les films que nous vantons et que nous proposons peu ou
prou comme modèles sont tous le fruit d’expériences de terrain inscrits dans une
longue durée sur des terrains lointains. Or, les étudiants de Licence doivent dans
l’année valider plusieurs modules et le cours d’anthropologie visuelle n’est qu’une
partie d’un ensemble plus vaste à laquelle ils consacrent un temps finalement
modeste. Aussi lorsqu’à leur tour ils réalisent un travail de terrain pour réaliser un
petit film de fin d’études, nécessairement des terrains proches voire très proches, les
cadres de référence auxquels ils se rattachent proviennent pour l’essentiel de la
télévision et non pas des films projetés en cours.
Il se passe d’une certaine manière ce que nous pouvions observer à propos des films
réalisés par les jeunes navajos dans le cadre de l’expérimentation menée par Worth
et Adair, le poids des images vues, enregistrées et emmagasinées dans nos
cerveaux, le plus souvent sans intention particulière, pèse lourdement lorsqu’il s’agit
à notre tour de passer derrière la caméra.
Ainsi, les étudiants que nous suivons malgré la somme des images que nous leur
proposons, restent, pour la plupart, sous influence des canons télévisuels :
prégnance de la parole sur l’image, plans courts, réappropriation des discours en
vigueur sur les sujets qu’ils abordent …
Toute proportion gardée, nous sommes confrontés dans notre enseignement à la
difficulté d’une anthropologie du présent au sens où en parle G. Althabei. Il nous faut
rapatrier et adapter un savoir déployé sous d’autres latitudes sans perdre de vue ce
qui fonde la discipline : une démarche.
A la décharge des étudiants, le temps de formation est lui-même très brefs et nous
ne sommes pas formateur spécialisé en cinéma. L’idéal serait sans doute un
prolongement de cette initiation dans leur cursus mais les maquettes de nos Masters
ne permettent pas cette inscription dans la durée, cela pour des raisons assez
compréhensibles : nous n’avons pas les moyens de nous spécialiser dans un seul
domaine, qui plus est, assez marginal dans notre pays.
A ce jour, deux filmsii réellement aboutis ont été réalisés en lien plus ou moins direct
avec ce programme et dans les deux cas les étudiants ont différé l’obtention de leurs
diplômes, les uns en partant un an en Mongolie et en consacrant encore près d’un
an montage, un autre en allant, deux années durant, filmer une procession en
Calabre. Dans les deux cas la réussite est entièrement imputable aux étudiants et
aux sacrifices qu’ils ont effectués. Nous n’avons, au mieux, été que déclencheur.

Quels types de solutions entrevoyons nous ? Nous avons au sein de notre Université
développé une certaine compétenceiii pour sensibiliser les étudiants à l’anthropologie
visuelle. L’implantation du fonds de films de la SFAV et les actions développés
localement en lien avec le Festival International du film d’Amiens et d’autres
partenaires institutionnels contribuent à légitimer notre travail. Pour autant, passer un
cap ne pourra se faire qu’au sein d’un partenariat plus large avec d’autres facultés et
sans doute en imaginant à quelques uns un Master national d’anthropologie visuelle.
Cette proposition qui obligerait les étudiants à voyager peut tout à fait se concevoir à
une échelle plus large avec des partenaires européens. Utopique sans doute, cette
idée nous semble néanmoins la seule possible pour que quelque uns de nos
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étudiants puissent mener à terme des projets ambitieux susceptibles de concourir ou
d’être présentés dans les Festivals internationaux. Concrètement, il conviendrait de
permettre à des étudiants, au sein d’un Master, de consolider leur savoir pratique et
théorique en anthropologie visuelle et de l’expérimenter sur un terrain pensé comme
tel, proche ou lointain, sur une durée suffisante pour aller au-delà des leurres de
l’immédiateté pour atteindre la structure cachée d’un phénomène, dépasser le seuil
du perceptible pour atteindre celui du ressenti et bien s’inscrire au sein d’une
démarche visant à saisir l’au-delà du visible et nouer des liens de qualités avec le
groupe étudié. Dans tous les cas, l’enjeu est de travailler à la mise en place de
structures permettant aux étudiants de réaliser des films, de leur donner les moyens
d’expérimenter de nouvelles écritures, d’inventer des formes d’expression adaptées
aux soubresauts du monde, de dégager des perspectives porteuses d’avenir pour
notre discipline.  .

NOTES
i
Vers une ethnologie du présent, Collection « Ethnologie de la France » Cahier 7, éditions de la MSH,
1992.
ii
Un troisième est en cours de montage. Mais à la différence des deux précédents il est réalisé par un
doctorant au sein du laboratoire de notre département, donc dans des conditions un peu différentes
iii
Il va de soi que nous n’imaginons pas cette compétence unique sur le territoire. Nombre d’autres
facultés développent des programmes similaires ou différents et certaines réussissent là où nous
butons.