Mouloud Boukala

Le dispositif cinématographique d’Anna (Nikita Mikhalkov, 1993):
une rétro-vision.

Mouloud Boukala


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Le point de départ de cette réflexion peut se formuler simplement : qu’est-ce qu’un
dispositif cinématographique et en quoi l’invention de tels dispositifs est-elle
susceptible de modifier, de stimuler, de renouveler l’anthropologie audiovisuelle
contemporaine.

Afin d’aborder cette notion de dispositif qui nous conduira progressivement à la
question de la ritualisation, j’ai choisi de m’arrêter, le temps d’une intervention, sur
les séquences suivantes, extraites d’un film que Nikita Mikhalkov a consacré à sa
fille, et qui porte justement comme titre éponyme le prénom de l’héroïne : Anna.
Quelques mots pour situer ces séquences dans l’économie d’ensemble du projet :
pendant treize ans, de 1980 jusqu’en 1993, Nikita Mikhalkov filme sa fille chaque
année, à raison d’une bobine par an en la soumettant toujours à une série de cinq
questions identiques et très simples :

1) De quoi as-tu le plus peur ?
2)  De quoi as-tu le plus envie ?
3) Que détestes-tu plus que tout ?
4) Qu’est-ce que tu aimes par-dessus tout ?
5) Qu’attends-tu de la vie ?

Cette expérience m’apparaît unique dans l’histoire du cinéma et à ma connaissance
aucun anthropologue sur son terrain n’a jamais réitéré une même série de question
à un même interlocuteur.

L’invention d’un tel dispositif, ce « cahier des charges artistiques » a d’emblée le
mérite de s’inscrire dans la durée et d’approcher ce qui disparaît, ce qui relève de la
perte, ce qui n’est plus et ne sera jamais plu. Nous sommes moins dans un
dispositif motivé par la saisie, la captation, la brutalité où il s’agit d’appréhender, de
saisir, de cerner, de neutraliser que dans une démarche d’accompagnement,
accompagner la vie réelle dans son mouvement.

Si de prime abord ce dispositif semble évoquer une certaine « anthropologie
métrique » qui s’attacherait chaque année à apprécier les caractéristiques
physiques d’un être en pleine croissance, le traitement filmique nous en dissuade
aussitôt. Cette fois-ci les mètres de la pellicule participent plus d’une procédure
psychologique que physique, comme si ce dispositif de seulement cinq questions
était à même de révéler et mesurer les gradations distinctes de la psyché d’une
enfant. Or avant de présenter et d’analyser les conséquences de cette expérience
cinématographique, il convient de revenir sur la nature du projet ainsi que sur le
statut particulier de l’artisan de cette aventure.

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Nikita Mikhalkov est le fils du couple d’écrivains Sergueï Mikhalkov et Natalia
Pétrovna Kontchalovskaïa, à laquelle le film est dédié. Petit-fils du pianiste Piotr
Kontchalovsky et arrière petit-fils du peintre Vassili Sourikov, il commence une
formation de comédien à l’Institut du théâtre Choukchine à Moscou, puis s’inscrit à
l’Ecole de cinéma de Moscou (VGIK). Dans Anna, la place qu’occupe N. Mikhalkov
est tout à fait singulière et très créatrice de part cette singularité. Il est en effet à la
fois le réalisateur, le père et le narrateur. En ce sens, Anna est un film de famille
puisque tourné par un membre de la famille avec pour personnage principal un
membre de cette même famille.

Il s’agit d’une autoproduction d’une durée de 95minutes, tournée clandestinement
au moins jusqu’à la perestroïka comme le souligne le réalisateur : « J’ai tourné,
comme toujours avec mes fidèles amis, sans lesquels je ne puis songer à travailler
et encore moins à me lancer dans une entreprise aussi risquée, tant sur le plan
artistique que politique. En effet, à l’époque, le pouvoir de la censure était tout
puissant. Sans une permission spéciale de l’administration, il était même impossible
de se procurer dans un studio une caméra professionnelle pour tourner un film
privé. Il fallait payer très cher pour acheter de la pellicule ou plus simplement la
voler pour ensuite la traiter dans le plus grand secret, en cachant la caméra et le
négatif, exposant par là-même à un risque énorme les gens qui avaient accepté de
le faire. Mais sans eux, sans leur probité, leur honnêteté et leur fidélité, ce film
n’aurait jamais vu le jour1i ».

Mais Anna est plus qu’un jeu familial, son enjeu dépasse le film de famille et relève
d’un véritable projet documentaire destiné à un large public.
En effet, ce film effectué avec du matériel (35mm) et une équipe professionnelle ne
présente aucune caractéristiques du film de famille telles que les a recensées
Roger Odinii : émiettement narratif, indifférence à l’espace, sautes, flous, bougés,
filés, brouillages perceptifs. Par ailleurs, N. Mikhalkov précisera à propos du
tournage d’Anna : « Je n’aime pas spécialement les créations de ce genre [film de
famille] où l’on vous fait asseoir devant le poste de télévision familial pour regarder
d’un œil attendri, pendant des heures, la famille grimacer devant l’objectif ».

La première séquence (durée 7mn 30) que je me propose d’analyser correspond à
l’explication par le cinéaste de la genèse et des motivations de son projet. Cette
séquence qui alterne différents supports, des images d’archives (noir et blanc), des
images extraites d’un précédant film de Mikhalkov, des images de 1981, relève
d’une grande richesse tant théorique que plastique.

Dans cette séquence, au montage très stimulant, nous comprenons le projet du
cinéaste « Et j’eus envie, en comparant ces deux enfances – celle d’une petite fille
de l’empire soviétique et celle d’un garçon de l’empire de la feue Russie-, de
trouver le point où elles divergent définitivement et de savoir si elles convergeront à
nouveau ». En effet, en alternant images d’archives et plans concernant les enfants
(Ilioucha, Anna), le montage nous donne à voir le destin croisé des puissants et des
enfants, des petites histoires et de l’Histoire. Rencontres imparfaites entre les
mouvements de leurs mondes intérieurs et les mouvements intérieurs du monde.
En d’autres termes, le cinéaste joue, pour reprendre les termes de Jacques Revel

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de « façon raisonnée sur ce que l’on pourrait nommer des variations d’échelle
d’observationiii ». En faisant ainsi « varier sa focale d’observation », le cinéaste
articule le micro et le macro, le local et le global, l’officiel et le personnel, l’intime et
le politique. Et le rituel institué par le père-réalisateur va servir de catalyseur à ces
agencements et ces branchements (Jean Lou Amselle) en tout genre.

Mais ce dispositif va nettement plus loin, il pose de manière non frontale une
question fondamentale tant aux cinéastes qu’aux anthropologues qui est celle du
temps et de sa fuite. Arrêtons nous donc un instant sur le plan où l’on peut suivre
Anna dans le rétroviseur, « image-cristal » par excellence.
« L’image-cristal, précise Gilles Deleuze, ou la description cristalline, a bien deux
faces qui ne se confondent pas. C’est que la confusion du réel et de l’imaginaire est
une simple erreur de fait, et n’affecte pas leur discernéabilité : la confusion se fait
seulement « dans la tête » de quelqu’un… Elles [les images-cristaux] sont des
« images mutuelles », comme dit Bachelard, où s’opère un échangeiv.
L’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire, ou du présent et du passé, de l’actuel et
du virtuel, ne se produit donc nullement dans la tête ou dans l’esprit, mais est le
caractère objectif de certaines images existantes, doubles par nature. Deux ordres
de problème se pose alors, l’un de structure, l’autre de genèsev ».

Commençons par la structure : on retrouve une figure classique du cinéma, le
cadre dans le cadre qui engendre une mise en abyme du dispositif
cinématographique. Mais ce n’est pas Anna qu’on aperçoit s’éloignant dans le
champ, c’est son image, son reflet, son insoutenable légèreté d’être qui déjà la met
à distance du spectateur. Ce reflet est le fruit de la mise en scène du père-cinéaste
qui n’a de cesse de diriger sa fille-actrice : « Sois attentive… Regarde-moi… Parle
plus fort. Regarde dans le rétroviseur ». Anna est successivement cette petit fille de
7 ans qui aime la nature, tâche d’être sincère avec son père et ce personnage
documentaire qui tente de bien faire face au cinéaste : « De bien répondre… d’être
sagement ».

Qu’en est-il de la genèse du regard ? Qui suit Anna du regard dans le rétroviseur ?
Le père-cinéaste-conducteur, mais également le spectateur, « la confusion se fait
bien dans la tête de quelqu’un ». Plusieurs lectures sont possibles de ce plan qui
condense plusieurs strates temporelles. Si l’on adopte le point de vue du père, nous
sommes déjà face à une « image rétro-spective », le père fixant une image de sa
fille en mouvement pour le futur. Mais cet enfant qui s’éloigne dans le champ, c’est
l’enfance qui s’enfuit dans le temps, c’est Anna qui échappe au dispositif. Alors cet
art du présent qu’est le cinéma, qui tout comme l’anthropologie ne peut retenir
l’instant qu’il enregistre, compense ces moments très denses et si furtifs : c’est le
ralenti, c’est le commentaire. C’est le ralenti qui tente de réduire l’écart qu’on a
toujours entre l’intensité du vécu qui échappe au moment où on le vit et la richesse
qui explique cette intensité, le commentaire.

Le ralenti permet en effet au père, tout en étirant le temps, de commenter cette
fuite :
« La peur de mal répondre. Comme je la connais bien. Je suis gaucher et on m’a
contraint à écrire de la main droite. Je me rappelle cette peur quand tu te presses et
sautes des lettres, traçant des gribouillis de ta main droite inexpérimentée, que la
classe entière a fini et qu’on attend plus que toi. La peur d’être différent des autres.
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C’est cette peur-là qui, plus que tout autre, imprégnait, dès l’enfance, tous ceux qui
vivaient dans notre pays ».

La communication sera l’occasion de montrer la nécessité de dispositifs filmiques
dans la démarche ethnographique et s’attachera à comparer le dispositif proposé
par Nikita Milkhalkov avec ceux mis en place par d’autres cinéastes, qu’il s’agisse
tant de dispositifs techniques qu’artistiques.

i
Nikita Mikhalkov, « A propos du tournage de Anna », Dossier de presse,
Pyramide Distribution, 1993.
ii
Roger Odin, Le film de famille, Méridiens-Klinc, Paris, 1995.
iii
Jacques Revel, préface à Giovanni Lévi, Le pouvoir au village, Gallimard, Paris,
1989, p. XXXII.
iv
Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, Corti, p.290.
v
Gilles Deleuze, L’Image-Temps, Les Editions de Minuit, Paris, 1985, p.94.
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