Sophie Dalle-Nazébi

Des écrits de travail vidéographiques

Sophie Dalle-Nazébi1


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Résumé

Observer des personnes en situation de conception collective, manipulant des
documents graphiques et simulant des requêtes face à un document multimédia à
créer, invite à l’utilisation de la vidéo, pour consigner comme pour exposer ce qui est
au coeur d’un tel travail : la mise en action par des gestes et des paroles de
différents documents graphiques. Que se passe- t-il lorsque la langue utilisée est
gestuelle, sans écriture propre, et mobilisant en permanence le regard ? La vidéo
s’articule au bloc-notes, et se voudrait, pour l’observateur comme pour les locuteurs
(sourds), un mode d’écriture et de communication à distance.

C’est en s’intéressant à l’univers de l’écrit, aux pratiques d’inscriptions
graphiques de linguistes, d’informaticiens puis de concepteurs de sites et de
documents bilingues, que s’est imposé, dans ce travail de recherche sociologique, le
recours à l’outil vidéo. C’est en effet à de l’écrit « en friche » (peu évoqué en tant que
tel dans les études ethnographiques de la science) que nous avons eu affaire, de
l’écrit produit et manipulé dans des réunions par des personnes exploitant tout
particulièrement des ressources spatiales et gestuelles. Des documents graphiques
sont ici mobilisés pour jouer différents scénarios, penser et tester collectivement une
procédure d’analyse, un dispositif informatique ou la structure et les usages d’un
document multimedia. Ces pratiques confrontent l’observateur à de réelles difficultés
d’écriture et d’analyse, l’invitant de fait à explorer des alternatives au bloc-notes.

On se propose ici d’évoquer l’intérêt d’un tel regard sur les pratiques de
production et de manipulation de documents graphiques dans des activités de
conception collective. On évoquera dans ce texte le travail d’informaticiens
s’exprimant en français et travaillant à la conception d’un éditeur de transcription de
corpus vidéo pour des linguistes. On souhaite de cette manière évoquer d’une part
l’intérêt d’inscriptions vidéographiques, et introduire d’autre part le terrain
d’observation que l’on place au cœur de notre analyse, plus difficile à exposer ici
pour impliquer une langue elle-même visuo-gestuelle. Un tel site d’observation met
tout particulièrement en difficulté ce scribe qu’est le sociologue. C’est avant tout
comme mode de prise de notes que la vidéo a été initialement investie, bien plus que
pour équiper l’observation. Bien sûr, la manipulation de cet outil par la néophyte que
je suis, accompagne « une reconversion du regard » (Rosenfeld, 1994), et révèle de
manière inattendue certaines caractéristiques du terrain. Mais c’est essentiellement
sous ce registre de l’écriture que la vidéo s’est imposée et que les personnes
observées tentent elles-mêmes de l’investir. L’entreprise concernée (WebSourd)
cherche en effet à développer des technologies vidéos de publication et de
communication à distance, à l’extérieur comme dans ses propres relations de travail.
L’articulation entre manipulations de l’écrit, expression visuo-gestuelle et exploration
vidéographique constituera ainsi le fil de notre propos. On évoquera également le
poids de l’écriture scriptographique venant imposer sa logique jusque dans les
expérimentations d’alternatives à ce média. Mais revenons d’ores et déjà à notre
point de départ, à savoir l’importance des pratiques d’inscription, qui concerne aussi
bien ces terrains d’observation que nos propres activités de recherche.

L’écrit dans des activités de conception.

La focalisation sur l’écrit dans l’analyse de pratiques scientifiques est à
rattacher à l’histoire récente des recherches ethnographiques sur la « science en
train de se faire ». En suivant la chaîne des inscriptions graphiques, leurs auteurs ont
permis d’entrer dans le contenu des savoirs scientifiques et de prendre en compte le
caractère situé et interactif de leur production. Les chercheurs intéressés par le
design et l’innovation technologique ont également montré l’importance des
documents graphiques dans l’articulation de différentes étapes d’une chaîne de
production et dans le dialogue entre différents corps professionnels. C’est cette
image d’un media neutre destiné à conserver et faire circuler des informations
construites « ailleurs », qui se trouve ainsi déconstruite. Publications et documents
graphiques sont des espaces organisés balisant les procédures d’observation, les
opérations d’analyses et les pratiques de validation de recherches scientifiques.

Nous avons cependant tendance à penser le rapport à l’écrit à partir d’un
contexte qui reste exceptionnel dans le monde du travail : le livre « est d’une certaine
façon son propre univers, le lecteur y est « pris », absorbé, (…) il vit dans le livre qui
devient momentanément son contexte. (…) Or ce rapport-là à l’écrit est peu courant
au travail. (…) car souvent les écrits de travail ne peuvent être interprétés sans le
recours à des éléments situationnels » (Fraenkel, 2001, p. 126). La (re)définition du
statut des documents graphiques participe pleinement des activités de conception
collective des informaticiens nous avons observés. La réappropriation ou l’évaluation
d’un outil informatique est susceptible de conduire à sa décomposition ou re-
conception. Le document graphique le représentant n’incarne plus alors aux yeux de
ces informaticiens que des données temporairement virtuelles. À l’inverse, la
représentation figurative d’une interface informatique pourra être « abordée » comme
l’élément d’un objet réel, pour simuler le « comportement » d’un outil pourtant encore
en construction. On voit dans ce cas de figure toute la relativité du statut
prétendument stable et décontextualisé de l’écrit. On comprend par ailleurs
l’importance de la prise en compte du travail de production et de mise en scène de
documents graphiques.

Des graphismes en action et en situation : le travail du geste et de la parole.

La dimension gestuelle des échanges est peu prise en compte dans ces
analyses. Cette modalité d’expression est pourtant un recours décisif pour donner
une dynamique et une histoire à un graphisme figé, comme peut l’être le schéma
d’un processus physique (Ochs & al. 1994) ou le plan d’un bâtiment et de ses
espaces de circulation (Murphy, 2003). Comme en témoigne le travail des
informaticiens évoqués, les « mises en action » d’inscriptions graphiques sont des
formes d’expérimentation du fonctionnement d’objets encore en cours de conception.
Ces chercheurs simulent la manipulation d’une interface informatique par des
linguistes. Les opérateurs informatiques sont décrits comme des agents échangeant
des ordres, des informations ou des « objets ». Les informaticiens simulent
ponctuellement leurs actions, comme celles des linguistes, en interaction avec
d’autres acteurs ou programmes. Ils cherchent de cette manière à penser autant qu’à
tester le fonctionnement de leur outil. Ceci leur permet également de penser des
« opérations fantômes » en localisant, dans la structure générale du dispositif, les
opérateurs qu’ils ne savent pas encore programmer et qui sont chargés de répondre
à certaines requêtes des linguistes. Le problème dit « de la référence », par exemple,
concerne toutes les situations où l’informaticien doit permettre, face à un document
vidéo, la description d’une entité dans l’image observée de façon relative à une
autre, issue du même corpus mais éloignée dans le temps. Comme l’extrait suivant
le montre, c’est à la suite de telles explorations que ces informaticiens peuvent
préciser puis localiser le problème sur un diagramme de classe.
{Informaticien 3} Tout est implémenté au niveau de la structure de données. Ce qui
n’est pas fini d’implémenter, c’est l’accès d’un point de vue de l’interaction heu… (…)
{I 1} Est-ce que les valeurs peuvent faire référence à d’autres valeurs ? Est-ce que
vous avez des références ? « ça » puis après je vais dire « là ».
{Il indexe face à lui des éléments d’un document vidéo fictif et simule une interaction
entre un linguiste, qu’il incarne, et le dispositif informatique permettant de faire défiler
un corpus et de l’annoter. La référence à des images vidéo antérieures à celle en
cours se fait par des indexations sur la gauche}
Je ne sais pas « degré d’ouverture de la bouche », {en s’adressant à l’ordinateur
fictif} « même, comme l’autre là » « Même valeur que celle que j’ai déjà mise ». « Là,
c’est comme ça ». C’est-à-dire que je fais référence à une valeur… (…)  Si  tu voulais
dire que… la main est à la même position. {Il illustre par ses deux mains dans
l’espace face à lui, qu’il regarde alternativement} La main de la main droite se lève à
la même position que la main gauche. Tu vois ? C’est des trucs comme ça que je
voulais dire. Donc j’ai mis la main gauche à une certaine position, en hauteur.
{I 3} Si tu as un paramètre hauteur de la main, tu dis la hauteur c’est tant, soit par
rapport au corps.
{I 2} Oui mais ça gère pas… « C’est la même que la gauche »
{I 1} Je veux pas dire que celle-là  est aussi à mm hauteur, je voudrais dire que c’est
la même que ça. Ce qui fait que je peux faire « ça » par exemple sans avoir à le
redire.{Il indexe l’espace sur la gauche}
{I 2} Non, on ne l’a pas fait ça. (…) C’est nos histoires de référence. Ce n’est pas du
tout réfléchi dans ce schéma là. {Il regarde le diagramme de classe, sur la table}
Donc tout ça c’est encore à bien mettre dans ce plan… (…)
{I 3} Il faudrait faire un lien entre ce segment là ou cette valeur là, {en localisant du
doigt sur le document graphique} non, ce segment là, et heu… un autre segment,
avec une signification.
{I 2} C’est pour ça que j’ai mis une boucle ici.
{I 3} Ouais mais il manque une information. Parce que là, c’est… tu peux dire il y a
une référence, mais il faut que tu dises quelle référence.
{I 2}  Il te dit « il faut quelque chose », hein ? Bon ça on en reparlera une autre fois
parce qu’à mon avis c’est pas…
{I 3} à moins que ça {en indexant sur le document}, c’est un autre paramètre.
{I 2} Peut-être ouais. Peut-être ouais. Je note là pour m’en rappeler et y réfléchir. »
Cet exemple illustre les difficultés d’exposition de ces pratiques dans une publication.
Il montre également qu’en l’absence de l’observateur, il ne restera aucune trace de
cette activité de conception. La lecture des modifications réalisées au crayon sur le
diagramme demande systématiquement aux informaticiens des efforts de
recontextualisation de ces marques dans une histoire et une problématisation
particulière. Ici les pratiques d’écriture en cours, ou la mise en action de graphismes,
sont plus importantes que les inscriptions produites, qui sont pourtant les seules que
le papier puisse conserver.

Quand la parole est gestuelle : le poids de l’écrit dans un monde visuel.

Réaliser ces activités de conception dans une langue gestuelle (comme dans
l’entreprise WebSourd), accentue leur logique spatiale et visuelle. Comme ces
interactions se font autour de documents graphiques, ceux-ci doivent être
rassemblés en un lieu, quitte à investir tables et murs du site de travail. Parce que la
langue des signes mobilise le regard en permanence, on assiste ici à une
exploitation intensive des simulations et explications à même les documents (sur
papier, écran, affiche ou projection), à une insertion en quelque sorte de l’écrit et de
l’image dans des prises de parole gestuelle. Le caractère perturbant de la prise de
notes devient patent. Lorsqu’elle n’est pas réalisée collectivement ou aménagée
dans le temps, elle rompt purement et simplement la communication. Se pencher sur
son bloc-notes, c’est perdre des informations autant que faire preuve d’impolitesse.
L’observateur se trouve ainsi pris à défaut dans ses propres pratiques d’écriture. La
production de traces écrites, de bilans vidéo ou de représentations visuelles mobilise
le collectif et structure ses échanges. Chaque intervenant tente de se réapproprier
ces documents qui constituent alors tout particulièrement des espaces de médiation
et d’apprentissages croisés. La transformation d’une représentation graphique en
une autre donne autant à voir un processus de conception en cours, qu’un travail de
négociation et de traduction entre des collaborateurs de formation et de culture
différente.

La description d’interaction en réunion n’épuise cependant pas les situations
de conception collective dans cette entreprise. Une partie des relations de travail en
LSF se joue à distance, par le biais de postes de visioconférence, de chat et d’emails
vidéo. Ce premier média limite le partage de documents. Son usage s’apparente ici
au téléphone. Le courrier électronique et la messagerie instantanée autorisent quant
à eux une communication en LSF et l’envoi de fichiers vidéo. Ces échanges
concernent les images mises en ligne, des comptes-rendus de réunion en LSF ou
des discussions sur des manières de dire dans cette langue résolument orale. L’écrit
implique ici une opération de traduction, dans un contexte d’illettrisme important. Ces
pratiques de communication et d’écriture vidéographiques restent pourtant limitées.
Non seulement elles sont nécessairement introduites par de l’écrit mais elles
suscitent bien souvent une réponse et des commentaires écrits, limitant de fait
certains échanges. On évoque souvent à propos des limites de la vidéo, son
caractère mobile et nécessairement incarné : «  L’écriture permet, en effet, au
chercheur qui a archivé une à une ses pièces à conviction, d’énoncer une généralité
et de passer à l’abstraction. Il lui est facile de se débarrasser du caractère individuel
et singulier des expériences qui ont contribué à forger sa conviction, alors que le
cinéaste reste, si l’on peut dire, avec le corps de ceux « à qui les choses arrivent »
sur les bras. » (Colleyn, 1999, p.24). Il apparaît ici que la vidéo échappe surtout aux
pratiques de manipulation permettant de commenter ou de se réapproprier des
éléments d’un tel document. Comme les efforts de ces travailleurs le montrent, une
intertextualité vidéo reste à inventer, permettant d’appréhender un document vidéo
dans un univers visuel et dynamique. L’usage d’une langue gestuelle met ainsi en
exergue certaines caractéristiques de ces situations de travail comme des conditions
de leur observation. Elles révèlent certaines limites culturelles et technologiques
rencontrées par ces travailleurs comme par le chercheur dans l’investissement de la
vidéo.

Références

COLLEYN J.P., 1999, « L’image d’une calebasse n’a pas le goût de la bière de mil ; L’anthropologie
visuelle comme pratique discursive », Réseaux n°94, pp23-42.
FRAENKEL B., 2001,  « La résistible ascension de l’écrit au travail », dans BORZEIX A. & B.
FRAENKEL (coordination), Langage et Travail ; Communication, cognition, action, CNRS
Communication, éd. CNRS, pp.113-142.
MURPHY K. M., 2003, « Further Notes on the Synthesis of Form: Gestures, Talk, and Graphic
Thinking in Architectural Practice », in Proceedings of the First Congress of the International Society
for Gesture Studies.
OCHS E., S. JACOBY, P. GONZALES, 1994, « Interpretive Journeys : How Physicists Talk and Travel
trhough Graphic Space », in Configurations 1994, 1, pp 151-171.
ROSENFELD J. M., 1994, « Filmer : une reconversion du regard », dans Du film ethnographique à
l’anthropologie filmique, textes rassemblés et présentés par Claudine de France, éds des Archives
Contemporaines, pp.43-58.

1
Cers-Cirus (UMR 5193) Université Toulouse 2,