Luciana Hartmann

Une rencontre à la frontière :
Tradition orale, anthropologie et technologie audiovisuelle

Luciana Hartmann1


Télécharger le document : Luciana Hartmann


Retour au programme // Accueil du CFE


1

Resumé

Pendant la recherche ethnographique sur les traditions orales de la frontière entre
l’Argentine, le Brésil et l’Uruguay, on a trouvé, au delà d’un ensemble d’histoires et
de ‘performances’ narratives typiques de la région, une manière de voir et de se voir
« de la frontière ». À chaque rencontre avec un nouveau conteur, avec une nouvelle
narration, avec un nouveau paysage, des images et des sons spéciaux ont été
produits et enregistrés. Cette ambiance de dialogue, d’échange de savoirs et surtout
de réflexion potentialisée par l’enregistrement audiovisuel de l´expérience
ethnographique sera le sujet de cette communication.

Texte

Dans la zone frontière entre le Brésil, l’Argentine et l’Uruguay la population possède
des liens très forts d’identification, fortifiés par les contacts établis au cours de son
histoire. Cet contact perdure, actuellement, en les plus larges termes, avec les
liaisons de famille, l´education, le loisir, le marché, le travail, etc… Dans ce contexte,
les narrations orales qui se promènent ‘sans frontière’- ni barrière de langue –
fonctionnent comme un instrument très important pour l’affirmation et la transmission
de ces liens et d´une imaginaire commun.
Dans ma recherche de terrain, j’ai cherché d’accompagner, à travers le réseau de
conteurs d´histoires des trois pays qui font frontière, les chemins parcourrus par les
narrations orales. Mon terrain a été ainsi nomade: j’ai voyagé à travers les frontières
à la recherche des histoires et des sujets qu’on raconte. À chaque rencontre avec un
nouveau conteur, avec une nouvelle narration, avec un nouveau paysage, j’ai
enregistré des images et des sons avec l’équipement vidéo, audio et photo. La
recherche m’a dévoilé non seulement un ensemble d’histoires et de performances
narratives caractéristiques mais aussi une manière de voir et de se voir ‘de la
frontière’. C’est cette ambiance de dialogue, d’échange de savoirs et sourtout de
réflexion, fortifiée par la recherche anthropologique faite avec des recours
audiovisuels, qui sera le sujet de cette étude.
En commençant la recherche  de terrain, voyageant surtout en zones rurales –
caractérisées par l’existence des grandes fermes (estâncias) et d’élevage extensif –
une des questions rapidement apparue a été celle de mon propre rôle parmi le
groupe, notamment à partir de mon rapport avec l’équipement audiovisuel : un jour,
me voyant sans caméra ni appareil photo, un employé de la proprieté rurale où je me
logeais m’a démandé ‘N’allez-vous pas travailler aujourd’hui, Mme. Luciana ?’ Ainsi
ma présence se justifiait pour ma dédication à l’audiovisuel et le produit de mes
enregistrements a pris une signification pour la compréhension des codes et de
règles qui organisent la culture locale. Ainsi, reconnaissant un ami sur une photo, par
exemple, le narrateur indiquait, de manière indirecte, l´ampleur de sa ‘communauté
narrative’ (Lima, 1985), justifiant l´incidence de narrations orales semblables tout au
2
long de la frontière. C’est ainsi que mon travail parmis les conteurs d´histoires de la
frontière a été toujours réconnu grâce à audiovisuel.
Pendant mon processus de recherche les sources audiovisuels seront toujours
utilisées, d’abord comme moyen d’enregistrement d´événements complexes – les
performances narratives – qui ne sont pas possible de saisir seulemant avec le
langage verbal. En deuxième place, une sélection répresentative d´enregistrements
photographiques est montrée aux participants de la recherche qui font l´exegèse des
images. Des commentaires et des interprétations à propos de ces images/sons
contribuent à la compréhension des particularités du contexte : l’attitude, la posture
corporelle, le vêtements, l’usage des objets identifient les habitants de chaque micro-
région et sont utilisés comme source importante d’informations, notamment en ce qui
concerne la relation que les sujets établissent entre la vision d’autrui et de soi même.
En troisième lieu, ces enregistrements permettent de pratiquer une analyse fine,
détaillée, des expressions vocales et corporelles notamment, des évènements
narratifs comme un tout, incluant le lieu, l´audience, les bruits, les lumières, les
couleurs, etc…; ces enregistrements autorisent en outre une consultation illimitée du
matériel endehors et au-delà des circonstances de la recherche de terrain. En
quatrième lieu, une sélection des photos de chacun des conteurs d´histoires et de
leurs familles leur est distribuée, en remerciement pour leurs contributions. Enfin,
une sélection des ces enregistrements a été utilisée pour l’élaboration de mon travail
écrit et d´une vidéo éthnographique reliée à la recherche (Hartmann, 2004).
Dans ce cadre, ma perspective privilégie le mode d’intervention des ressources
audiovisuelles, leur rôle dans l’établissement et la stimulation des relations de terrain
plutôt que d’insister sur le contenu même de leur production. Ainsi, à partir de la
description des épisode-clés, répresentatifs de l’importance de l’usage de ces
ressources pour le développement de ma recherche, je me propose d’analyser son
implication pour le travail anthropologique dans un sens plus large.
Au début de ma recherche de terrain, je suis allée à un churrasco2 qui réunissait des
habitants des villes de Rivera(UY) et de Santana do Livramento(BR). Au moment
d’entrer dans le cercle de conversations qui se formait autours du feu, j’ai reconnu un
des responsables de la rôtisserie des viandes, un homme déjà âgé, très sympatique.
Dès qu’il a su que j’aimerais ‘écouter des histoires’, il s’est mis aussitôt en disposition
de m’en raconter plusieurs. Je lui ai démandé la permission de prendre ma caméra
vidéo et il m’a répondu avec emphase : ‘Pero yo sólo hablo si hay una
grabadora’ (« Mais, je ne parle qu’en présence d’une caméra video ! ». Je fus
surprise de sa réponse : au lieu d’une reaction timide ou hésitante, il faisait de
l’équipement une condition de sa performance. Cette appropriation de l’équipement
de la part des conteurs a été constante pendant toute la recherche.
D´autres situations donnnent également des informations sur le sens donné à
l’image par la societé en question. Chaque fois que j’ai été avec Mme. Nair, de Cerro
Pelado (UY), j’enregistrais nos conversations sur cassete-audio. Après l’avoir mieux
connue ainsi que son repertoire d’histoires, je lui ai démandé de l’enregistrer en
vidèo. Elle a bien acceptée et sa performance devant la caméra vidéo n’a pas
changé. Pendant nos conversations, il était fréquent que ses petit-fils circulent autour
mais sans prendre le temps d’écouter, sans montrer aucun intérêt pour les histoires
de leur grand-mère. Après avoir tout enregistré, repérant un téléviseur dans la salle,
j’ai offert à Mme. Nair de lui montrer les images qu’on venait de réaliser. Très
heureuse de cette l’idée, elle m’a démandé du temps pour appeler les voisins et les
familiers. Très rapidement la salle était pleine et quand le visionnage a commencé
3
s’est installé un silence que je n’avais jamais « entendu » pendant l’enregistrement.
Les enfants se sont concentrés pour écouter leur grand-mère. J’ai été
impressionnée: il était clair que ces narrations-là provoquaient l’attention et l’intérêt
de tous. L’instrument de transmission, le téléviseur paraissait justifier cet intérêt.
L’évènement a gagné plus complexité lorsque la fille de Mme. Nair m’a démandé de
faire une photo de son image au téléviseur. Je lui ai démandé pourquoi et elle m’a
répondu que c’était pour montrer aux autres voisins et familiers ‘la maman à la télé’.
Il me semblait ainsi que la capacité narrative de Mme. Nair était légitimée par
l’émission de la vidéo et confirmée par le registre photographique. ‘La Maman à la
télé’ m’a fait refléchir sur cette question de l’image reproduite constituée, même dans
les communautés qui sont moins soumise à son contact, comme moyen de
légitimation du savoir. Problématiser cette question et la penser pour que cette
chaîne de légitimation puisse servir d’instrument de connaissance et de transmission
des savoirs entre les petits groupes, c’est aussi l’un des objets de mon travail.
L’approche perçue à travers les photos a donné une impulsion au dialogue entre les
informateurs et l’anthropologue, mais elle a également servi de motivation à la
narration des histoires. Fréquemment les photos ont suscité des cuentos, ont devoilé
des histoires de famille et permis de sortir de l’obscurité des relations oubliées par
manque de réferences imagétiques. Çest ce qui advint au cours d’une conversation
que j’ai eue avec Mme. Gegê et son amie Araceli, de Moirones(UY). Après un jour
de cuentos, j’ai décidé de leur montrer quelques photos de ma recherche. Comme
d’habitude je décrivais les évènements, identifiant les personnes, etc. En montrant
une photo, une révélation apparaît : Mme Gegê voyait pour la toute première fois,
reconnue par son amie, le visage de la maîtresse de son mari déjà mort.
Heureusement la situation a été vécue de manière legère et drôle ! Et j’ai pu mieux
connaître les relations de voisinage dans la région…
En autres cas, la non-reconnaissance apporte aussi des informations importantes.
Ainsi alors que je montrais à Don Suarez des photos de lui enregistrées lors d’une
faena (abattage d´une vache et d’un cochon), il ne s´est pas reconnu. J’ai du
désigner avec précision son image, en pointant les indices qui prouvaient ce que je
disais. Sans doute il y a de nombreux facteurs de‘non-reconnaissance’, mais je
retiens ce que disait Don Suarez lui-même qui sur la photo se trouvait ‘très beau’.
Problablement ce qu’il voyait comme ‘beau’ c’était l’ensemble de la photo et pas
seulement sa propre figure: les images étaient claires et les couleurs très brillantes.
Cette ‘non-reconnaissance’ pourrait cependant signaler une caractéristique de cette
culture, relativement notamment aux personnes plus agés : leur regard est vers
l’ailleurs, vers l’autrui3. L’auto-image, le reflet dans un miroir, la photographie ou le
portrait de soi même n’existent presque pas dans cet univers.
En considérant le régard comme culturellement construit, il est possible d´affirmer
que dans cette région la culture prépare le régard plus vers l’autrui que vers soi
même. Dans ce sens, le fait déterminant pourrait bien être qu’il s’agisse d’une région
de frontière où les identités sont créées à partir de différentiels qui permettent
d’établir qui est l’autrui et quelles sont les caractéristiques qui définissent la notion
d’alterité. Comme j’ai pu vérifier au cours de ma recherche, cette ‘aire culturelle’ qui
couvre les trois zones de frontières recouvre en effet beaucoup d’affinités, beaucoup
de trait communs, beaucoup d’identités. Les habitants eux-mêmes ont conscience de
cette convergence de valeurs, de traditions et d’histoires. Cependant il y a sans
doute des démarcations visibles, même si elles sont légères, qui imposent des
limites distinguant le ‘nous’ uruguayen, le ‘nous’ argentin et le ‘nous’ brésilien. Les
4
commentaires et les observations faites sur les images montrées aux conteurs d’un
pays et d’autre, spécialement celles relatives à des évènements sociaux comme les
rodeios (compétitions avec le bétail), fêtes, turf, ont été fondamentaux pour la
compréhension de quelques uns de ces marqueurs identitaires.
Lors que je suis passé du côté argentin de la frontière, par exemple, quelques
affirmations catégoriques faites par des narrateurs à propos de certaines de mes
photos m’ont surprise : ‘Ah ! Mais ce sont des Brésiliens !’. Ils faisaient référence à
une série d’images où des employés (« peões de estância »)– brésiliens en effet –
travaillaient à la difficile tâche de châtrer des chevaux sauvages. Leur capacité de
distinction était impressionnante, à l’intérieur d’une culture globale ‘de la frontière’4
impliquant employés ruraux, habitants de la région, gaúchos e gauchos…. Ils
remarquaient des nuances identifiant des cultures locales dont reférenciels
exprimaient une recherche de distinction d’un ‘autrui’ pourtant si proche : il s’agit de
trouver ou retrouver, au-delà des similitudes régionales des distinctions justifiant
l’appartenance à des « cultures nationales »  réputées distinctes. Ainsi, le nom
‘gaúcho/gaucho’ quand utilisé dans ces observations, venait toujours adjectivé par
l’identification du pays d’origine: ‘Mais c’est un gaucho argentin, regarde sa polaine’ ;
‘les gauchos de l’Uruguay ce sont ceux qui portent de chapeau pointu’ ; ‘les filles
uruguayennes ne sont pas commes celles du Brésil’, etc.
Les interprétations des images ont ainssi mis l’accent sur certains aspects privilégiés
par la culture en question. Une photo des Criollas (Fête traditionnel de l’Uruguay),
lorsqu’elle est montrée aux habitants de l’un des trois pays, a toujours soulevé la
curiosité à cause de la présence d’un personnage qui pour moi semblait secondaire :
le policia (police). Çela me montrait que les autorités institutionelles sont difficilement
bienvenues dans ce genre de manifestations où il y a souvent des jeux et des conflits
d’argent qui ne sont pas légaux ainsi que des rixes entre personnes alcoolisés. Dans
cette société, où les histoires de conflit et la violence sont si courantes5, il n’est pas
surprenant donc, que la figure du policia, comme représentant de la loi ou comme
source possible de violence, soit fortement remarquée. En d’autres cas, l’attention
des habitants portait sur la race et le type de pelage des chevaux sur les photos,
question qui parfois déclenchait une série de discussions et m’indiquaient bien
l’importance de cet animal pour cette culture.
D’autres photos déclenchaient aussi des critiques : comment un gaucho pourrait-il
être vêtu comme tel et porter des basquettes (tennis)? Ce commentaire touche à la
perception – culturelle – de ce que chacun considère comme une image possible de
soi pour être enregistrée et retransmise en photo/vidéo6. Ainsi le dialogue à partir
d’images peut aussi faire émerger, en termes de négation, d’acceptation ou de
refutation, des règles, valeurs, codes – pas toujours explicites – de la culture en
question (Guran, 1998).
Comme j’ai cherché à l’indiquer, la compréhension de ma recherche de la part des
sujets qu’elle implique, devient possible à cause de l’équipement utilisé et dont les
produits (photos et vidéos) sont présentés à ceux qui sont concernés, augmentés et
se transformant à chaque nouvelle période de recherche de terrain. En autre
l’approche et la compréhension de la societé en question passent aussi par la
relation que l´anthropologue et les sujets développent dans ce contact avec/à travers
des images. Les interprétations des narrateurs de la frontière sur leurs propres
images et sur les images d’autrui, me permettent d’apprendre un peu plus sur leur
culture et sur leur manière de percevoir la culture. À travers nos dialogues, construits
5

et marqués à partir des moyens audiovisuels, je crois que l’on peut rencontrer des
voies différentes de communication entre nos cultures.

Bibliographie :

GURAN, M. 1998. “A “fotografia eficiente” e as ciências sociais”. In L. E. ACHUTTI
(org.) Ensaios (sobre o) Fotográfico. Porto Alegre: Unidade Editorial.
HARTMANN, L. 2004. “Aqui nessa fronteira onde tu vê beira de linha tu vai ver
cuento” – Tradições orais na fronteira entre Argentina, Brasil e Uruguai. Thèse de
doctorat. Florianópolis: UFSC.
LIMA, F. A. de S. 1985. Conto Popular e Comunidade Narrativa. Rio de Janeiro:
FUNARTE/ Instituto Nacional do Folclore.
PIAULT, M-H. 2000. Anthropologie et Cinema. Paris: Nathan.
VERNANT, J-P. 1987. Indivíduo e Poder. Lisboa: Edições 70.

NOTES
1
Docteur en Anthropologie Sociale par l´Université Fédérale de Santa Catarina/Brésil, realisateur,
professeur à l´Université Fédérale de Santa Maria/Brésil.
2
Repas traditionnel gaúcho fait avec de viande de boeuf rôti.
3
Je fais référence à Vernant (1987: 38): “Le sujet ne constitue pas un monde intérieur fermé, dans
lequel on doit pénétrer pour se rencontrer, ou avant, pour se découvrir. Le sujet est extroverti. De
même façon que l’oeil ne voit pas lui même, l’individu pour s’apprendre, regarde à l’extérieur.”
4
Dans ma thèse de Doctorat (Hartmann 2004) j’assure qu’il y a une culture commune qui lie les
habitants des trois pays de frontières, une culture ‘de la frontière’ qui s’est développée en parallèle à
ses respectives cultures nationales.
5
J´approfondis cette question dans l´article “Identidade, ambigüidade, conflito: as performances
narrativas como estratégia de análise da cultura da fronteira entre Brasil, Argentina e Uruguay”. In:
Revista de Investigaciones Folclóricas, v. 17. Buenos Aires: 2002.
6
Piault (2000: 191) identifie ce type de comportement comme um contrôle social local sur la
production d’images- um droit des groupes étudiés chaque fois plus exigés dans l’actualité.