Création d’un hypermédia virtuel et ethnologique. L’exemple d’une
recherche sur les internautes suisses et français.
Jacques Ibanez Bueno1
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Résumé
Au sein d’une recherche en sciences de l’information et de la communication sur
l’implication corporelle dans la communication intime à distance via Internet et
l’utilisation de la webcam, un film documentaire @perception corporelle a été réalisé.
En reprenant les principes de l’anthropologie visuelle, ce film s’insère dans une
démarche qui intègre l’ethnographie virtuelle et se décline progressivement en
hypermédia anthropologique.
Introduction
Le travail réalisé en sciences de l’information et de la communication concerne les
usages d’Internet avec utilisation de la webcam. Plus précisément, il s’agit de mieux
saisir la dimension corporelle dans la communication à distance parmi les
particuliers, dans la sphère privée et hors de toute relation de nature commerciale
entre usagers. Dans un premier temps, cette recherche pour son assise
épistémologique et méthodologique, emprunte en particulier à la sociologie des
usages, à la sémiotique, et à la phénoménologie. Par la suite, la volonté réflexive
(dans le sens de Bourdieu) a intégré une approche dans la tradition de
l’anthropologie visuelle et du film ethnologique. Ce choix a produit un projet de film
documentaire (Ibanez Bueno 2003) qui progressivement se transforme en
hypermédia anthropologique. Ce texte a pour objet d’accompagner le document de
recherche hypermédia composé d’images et de sons. Ce dernier dont le titre est
@perception corporelle est doté de plusieurs statuts et de plusieurs modalités de
visionnement (projection voire installation) ou de consultation (en ligne). Ont été
captés des internautes suisses et français qui utilisent le logiciel Messenger prévu
pour les webcams. Hors anthropologie visuelle, une prise en compte de travaux
ethnologiques sur le terrain émergeant de la communication visuelle, privée et
électronique à distance enrichit la démarche entreprise.
Ecoute momentanée des détracteurs de l’anthropologie visuelle
On peut relever des « accusations » qui qualifient cette sous-discipline comme non
réflexive, non éthique et réductrice (Pink 2003 : 187). Ces accusations sont le
résultat d’une méconnaissance de l’anthropologie visuelle, de ses développements à
travers le temps, de ses débats et discours internes. C’est le cas d’Emmison et
Smithii qui ne qualifient pas l’anthropologie visuelle de non réflexive mais la trouvent
déconnectée des courants importants des sciences sociales et considèrent que les
documents iconiques utilisés ne sont que des illustrations. Ils n’hésitent pas à utiliser
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les mots voyeuriste et pornographique pour ces pratiques de sciences sociales.
Quant à Hollidayiii, il prétend que les « films artistiques » et les textes de
l’anthropologie visuelle « sapent » la « rigueur scientifique ». L’ensemble de ses
détracteurs s’enferment dans des oppositions inadaptées Art/science et Objectivité
et, scientificité filmique / subjectivité artistique cinématographique.
Ce rappel de positions inexactes de chercheurs connus s’oppose à des positions
d’anthropologues visuels qui récemment positionnent cette sous-discipline comme
pleinement réflexive et subjective. Une revue de littérature s’impose (Pink 2003).
Elle dépasse ainsi une description limitative de l’anthropologie visuelle par Van
Leeuwen et Jewitt (2000 : 2) : « usage de traces visuelles pour la description de
modes de vie présents et passés de communautés spécifiques »
Retour aux racines (du mal considéré) de l’anthropologie visuelle
Un retour aux origines de l’anthropologie visuelle se semble pas superflu pour mieux
comprendre aujourd’hui sa pertinence contemporaine et l’intérêt de son appropriation
partielle, interdisciplinaire et adaptée aux terrains d’aujourd’hui.
Sarah Pink remonte à 1922 avec le film de Robert Flaherty Nanook of the North et
insiste sur la diversité des supports de la recherche visuelle (texte ; photographie ;
film). Les deux autres références historiques majeures de l’anthropologie visuelle
sont les travaux photographiques et écrits de Margaret Mead et Gregory Bateson
avec Balinese Character (1942) et ceux de Evans-Pritchard avec The Nuer (1940).
Margaret Mead offre par la suite dans un texte connu de 1975 les principes de
l’anthropologie visuelle. Ce texte eut le mérite d’asseoir et de légitimer l’anthropologie
visuelle au sein des sciences sociales et d’affirmer audacieusement pour l’époque
que les images peuvent constituer une ‘‘discipline of words’’. En France et en
Afrique, Jean Rouch répond d’une manière aussi audacieuse en affirmant que le film
peut se substituer à l’écrit (De France 1998).
Progressivement, les anthropologues visuels contribuent à développer des
approches plus réflexives au sein de la recherche visuelle. C’est le cas des
chercheurs David et Judith Macdougall qui ont innové au niveau épistémologique en
précisant les méthodes de réalisation de leurs films dans les années 1970 et 1980.
David MacDougalliv défend le concept de « deep reflexivity » par la nécessité
d’expliciter les motifs, l’expérimentation et les conditions de toute recherche visuelle.
Les anthropologues visuels promeuvent la dimension collaborative des sujets
observés dans leur travail. Ils développent ainsi un rôle critique dans la progression
de la recherche. Cet avantage permet de désamorcer les critiques sur les approches
qui n’intègrent que des observations sans participation, ce qui n’est pas le cas de
l’anthropologie visuelle. Les dispositifs adéquats permettent de découvrir des aspects
non visibles des expériences et de la connaissance, grâce à la collaboration des
personnes impliquées La collaboration provoque des échanges et des négociations
avec les chercheurs.
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Enrichissements contemporains de l’anthropologie visuelle
A la différence du 20ème siècle, l’anthropologie visuelle ne cherche plus sa place au
sein de l’anthropologie (Pink 2003). L’anthropologie visuelle par son regard critique a
nourri la pratique et la théorie anthropologique contemporaine du fait des
confrontations inter-disciplines. Les travaux de Rouch et de Macdougall dans la
seconde moitié du 20ème
siècle ont marqué l’histoire des sciences sociales, par la légitimation de travaux
visuels audacieux et par le renforcement de la connaissance ethnographique. Le
développement du « publish or perish “ au sein de la communauté scientifique
internationale et le système dominant de normalisation progressive par la
classification des publications « papier » qualifiées de scientifiques, peut ralentir
dans certains cas la reconnaissance académique de travaux audiovisuels
scientifiques autonomes (ce qui n’est pas le cas de textes scientifiques où les
contenus iconiques intégrés ont un statut d’illustration).
Depuis 1993, les colloques itinérants et internationaux de Visible evidence
contribuent à faire évoluer les pratiques de la recherche visuelle et marquent
davantage la dimension interdisciplinaire. Les chercheurs impliqués peuvent avoir
des ancrages disciplinaires initiaux tels que la psychologie, les cultural studies, les
media studies, la sémiotique ou l’anthropologie.
Au 21ème siècle, le nouveau climat de reconnaissance et d’interdisciplinarité crée
une dynamique de réalisation de travaux innovants et théoriques en anthropologie
visuelle (Pink 2003). Les chercheurs d’autres disciplines nourrissent également cette
dynamique et la communauté des chercheurs en sciences de l’information et de la
communication ne peut pas être extérieure à cet enrichissement réciproque.
Parallèlement, les développements technologiques imposent que les seuls
photographie et audiovisuel ne constituent plus le seul fonds de recherche en
anthropologie visuelle. L’hypermédia doit enrichir ce fonds en pleine évolution (Pink
2001).
La naissance de l’hypermédia anthropologique
Le multimédia ou l’hypermédia en tant que narration ou support peut se penser
comme création d’une nouvelle forme complémentaire ou intégratrice de la
photographie ou de la vidéo. C’est le cas de Bruce Mason et Bella Dicks (1999) qui
montrent tout l’intérêt du multimédia en tant que moyen ethnographique. Les
exemples se multiplient d’utilisation du multimédia en ethnographie. Jay Ruby
Temple donne une version Web peu interactive d’une étude ethnographique dans un
parc de l’Illinois http://www.viscom.or.kr/v. Ces travaux anthropologiques
multimédias posent nécessairement des questions de nature méthodologique. Le
colloque Visible Evidence de 2005, où le documentaire filmique domine, a montré
timidement quelques travaux qui interrogent les modalités multimédias du
documentaire ethnologique.
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Le virtuel comme terrain
Pour la prise pour objet de recherche du monde virtuel et des nouveaux médias,
Chris Paterson (2004) dans “ An Overview of Ethnographic Research on New Media
” resitue historiquement l’accompagnement disciplinaire de l’ethnologie. L’ethnologie
est manifestement indissociable de la recherche sur les nouveaux médias.
Coordonnateur au sein de l’IAMCR (Association Internationale des Etudes et
Recherches sur l’Information et de la Communication) d’un groupe sur la recherche
appliquée aux nouveaux médias, il préconise, que pour les nouveaux médias se
pratique également une ethnographie non virtuelle.
Le développement des réseaux de communication à distance donne l’occasion de
repenser l’ethnologie (Hine 2000). Cette possibilité est d’autant plus intéressante si
on accepte l’idée que l’ethnologie est en crise (Laburthe-Tolra ; Warnier 2003). En
effet, il existe une nécessité de repenser la relation entre ethnographie et espace et,
entre ethnographie et temps. L’internaute a une « vie réelle » devant son écran
d’ordinateur et une « vie virtuelle » dans le sens qu’elle n’est pas physiquement
présente dans un espace donné, tout en permettant des interactions à distance. Se
pose également la prise en compte de la dimension asynchrone de cette
communication. La nécessaire ethnographie appliquée à ces nouvelles technologies
de la communication réclame un « énorme investissement en temps et un
extraordinaire engagement » (Paterson 2004) difficilement compatible dans
l’environnement institutionnel du « publish or perish »
Le recours à l’ethnologie virtuelle
Pour un terrain virtuel, les recherches reposent très souvent sur des entretiens face à
face ou sur l’analyse de corpus de mail ou d’images, c’est à dire sur la prise en
compte d’un terrain nouveau mais avec des méthodes connues ou légèrement
modifiées. Sont moins nombreux, les travaux affichés en tant que recherche virtuelle
avec des « méthodes virtuelles ». Le travail présenté ici s’intègre dans un cadre de
recherche d’innovations méthodologiques telles que les définit Jankowski (2005). Il
s’insère dans des réflexions collectives semblables à celles des séminaires « virtual
methods » qui se sont déroulés à l’Université de Surrey entre 2001 et 2005, sous
l’égide de l’Economic and Social Research Council et sous la responsabilité de
Christine Hine.
L’internaute pouvant être en ligne mais aussi off line, la permanence de signes
iconiques qui marquent sa non-connexion synchrone ne fait pas pour autant
disparaître toute forme d’interaction, pour un correspondant internaute avec qui il est
régulièrement en contact. La recherche ethnographique doit pourtant prendre
également en compte cette spécificité. En rapport avec ce processus, se dégagent
des questions de recherche essentielles sur les implications et l’identité des
internautes propres à la CMC (computer-mediated communication) par rapport à ces
frontières réel/virtuel et on-line/off line. Pour tenter de répondre à ces questions,
plusieurs principes de la virtual ethnography (Hine 2000 : 63) ont été intégrés dans
une double approche d’anthropologie visuelle et hypermédia et, d’ethnographie
virtuelle.
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Ethnologie virtuelle et hypermédia anthropologique
Au sein d’une équipe de trois personnes, une étudiante en Master de sociologie
pendant cinq mois s’est immergée en termes de virtual ethnography dans les
groupes Internet ou sites qui utilisent la webcam. Par exemple, elle s’est inscrite sur
le site Webcamo spécialisé pour la mise en relation télé-audiovisuelle entre
internautes demandeurs d’échanges d’images animées et de son captés par
webcams domestiques ( connectées à leur propre ordinateur permettant ainsi une
diffusion bidirectionnelle et « en direct »). A l’issue de cinq mois, deux internautes
homme et deux internautes femme utilisant la webcam avec une forte implication
corporelle devaient accepter d’être filmés. L’investissement à distance de cette
étudiante fut considérable. Après acceptation à distance d’internautes, l’équipe
devait rencontrer les volontaires dans des lieux publics suisses et français comme le
café de l’Aéroport de Genève. Plusieurs ne sont pas venus aux rendez-vous
fixés d’avance !
Ensuite, les internautes ont été filmés et le choix a été fait progressivement fait de ne
pas se déplacer pendant la captation d’images et de sons. L’équipe a tourné à
distance avec un équipement léger entièrement numérique et avec le téléphone, en
utilisant un réseau haut débit. Les personnes filmées ont utilisé leurs ordinateur,
webcam et accès réseau personnel.
Ce choix se justifie pour trois raisons principales. Premièrement, la prise en compte
d’une réalité humaine et du milieu d’observation qui ne peuvent pas être découverts
d’une manière satisfaisante avant de débuter le travail d’immersion, dans une
conception du documentaire proche de celle de Robert Flaherty. Cette conception
laisse la possibilité de faire évoluer le projet en fonction de l’apport des personnes
filmées, apport essentiel et riche du fait de la participation active du chercheur dans
le milieu considéré. En second, le choix correspond aux principes de l’ethnologie
virtuelle et participe à l’élaboration d’une méthodologie spécifique. En troisième,
il participe à un choix esthétique en phase avec l’un des statuts du documentaire en
tant qu’œuvre audiovisuelle à part entière. Une esthétique du « refresh » peut par
exemple être mise en avant du fait de la captation opérée uniquement à distance.
Ouvertures hypermédias
Après la phase de montage et de post-production pour une diffusion du film
@perception corporelle avec projection classique de type film ethnographique, les
matériaux seront repris pour être intégrés dans une borne interactive installée dans
un lieu public d’exposition. Ces mêmes matériaux seront retravaillés pour une
consultation interactive sur Internet.
La combinaison d’une approche en anthropologie hypermédia et d’une démarche en
ethnographie virtuelle permet de produire des documents en ethnologie virtuelle et
hypermédia (en ligne ou non). Stimulante pour mieux appréhender un terrain de
recherche émergeant et les problématiques associées, cette association n’en
demeure pas moins porteuse de nouvelles interrogations épistémologiques et
méthodologiques au regard des documents produits.
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Références
De France, C. 1989. Cinéma et anthropologie Maison des sciences de l’Homme,
Paris
Hine, C. 2000. Virtual Ethnography, Sage publications, London
Ibanez Bueno, J. 2003. « Le documentaire : réducteur d’ignorance ? » in Ignorances
et questionnements, XXVes Journées Internationales sur la Communication,
l’Education et la Culture Scientifiques, Techniques et Industrielles, LIREST,
Chamonix, 30 novembre-4 décembre 2003, pp. 289-294
Ibanez Bueno, J. 2004, « Ouvertures phénoménologiques sur la télé-communication
sexuelle électronique » in Sexe et communication, Revue MEI (Médiation et
information), 2004, n° 20, pp 93-103
Jankowski, N. 2005. “ Epilogue : Methodological Concerns and Innovations in
Internet Research” in Hine, C. 2005. Virtual Methods: Issues in Social Research on
the Internet. Oxford: Berg, pp. 199-208
Laburthe-Tolra, P. and Warnier, J-P. 2003. Ethnologie Anthropologie. Paris : PUF
Mason, B. and Dicks, B. 1999. « The Digital Ethnographer” in Cybersociology
Magazine, Research Methodology Online, Issue Six
Paterson, C. 2004. “An Overview of Ethnographic Research on New Media” in New
research for New Media, Institute for new media studies / Universitat Rovira I Virgili,
Minneapolis/Tarragona, CD Rom
Pink, S. 2001. Doing Visual Ethnography: Images, Media and Representation in
Research. London: Sage.
Pink, S. 2003 “Interdisciplinary agendas in visual research: re-situating visual
anthropology”
in Visual Studies, Vol. 18, No. 2, 2003, pp 179-192
Van Leeuwen, T. and Jewitt, C. 2000. Handbook of Visual Analysis. London: Sage.
ii
Université de Savoie Laboratoire IREGE /G-SICA
Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Savoie
(Annecy-France). Directeur du Département Communicaton et Hypermédias de l’IMUS.
Chercheur à G-SICA (Groupe de Travail Inter-Laboratoires sur l’Image, la Communication et les Arts
Numériques) de l’IREGE
ii
Emmison, M. and Smith, P. 2000. Researching the Visual.London: Sage (cite par Pink 2003)
iii
Holliday, R. 2001. ‘‘We’ve been framed: visualising methodology,’’ in The Sociological Review
48(4):503–522 (cite par Pink 2003)
iv
MacDougall, D. 1998. Transcultural Cinema. Princeton, NJ: Princeton University Press (cite par Pink
2003)
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Consulté le 16 janvier 2006
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