– Qui suis-je? –
Les films des ethnologues au service des populations étudiées.
Rosa Rut Thorisdottir1
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Résumé
Est-ce que les films ethnographiques ont une valeur en dehors de
l’académie ? Je voudrais discuter de la possibilité, pour les Groenlandais de
se servir des données visuelles, notamment des films ethnographiques, dans
leurs efforts de reconstruction identitaire, auxquels ils font face aujourd’hui.
En 1953, quand le Groenland, à l’époque une colonie de Danemark, a été
intégrée comme une des régions danoises, les groenlandais commençaient à
se considérer comme des danois. Tout devait être comme au Danemark. Le
résultat a été une rupture culturelle. Aujourd’hui, 50 ans plus tard, les sociétés
Inuit se sont rendues compte que leur héritage culturel doit être préservé et
promu auprès des jeunes. Les nouveaux musées indigènes sont une
évidence de ce mouvement. Je propose que les films ethnographiques
puissent devenir un outil identitaire.
Depuis longtemps les ethnologues travaillent pour comprendre et expliquer
« les autres » à leurs sociétés. Que ce soit pour expliquer l’évolution humaine
ou mieux comprendre les systèmes des langues, du pouvoir ou des
croyances, le but a toujours été d’enrichir la discipline au nom des sciences.
Aujourd’hui les valeurs changent petit à petit, l’anthropologie appliquée,
médicale ou bien visuelle sont arrivées à faire sortir la discipline des murs de
l’académie. Par contre, l’application des données de l’ethnologie dans les
sociétés dans lesquelles elles ont pris leur source, n’est pas très présente
dans le discours. Dans cet article, je voudrais parler de l’utilité des films de
Jean Malaurie pour la population groenlandaise aujourd’hui.
Aujourd’hui, dans les régions arctiques, les Inuit2, comme plusieurs peuples
indigènes ailleurs, font face aux changements, climatiques et culturels les
plus rapides jamais connus. Après être restés immobiles pendant des
années, les peuples Inuit réclament leur identité. Les changements produits
par la force du colonialisme ont brisé beaucoup de sociétés. Comme
l’explique Jonathan Motzfeldt, l’ex-premier ministre de Home Rule
Groenlandaise :
« …things were administered by Danes, decisions were taken by Danes, and
problems were solved by Danes […] The common Greenlander had a feeling
of standing outside, of being observer of an enormous development, which
s/he did not have the necessary background to understand » (Motzfeld,
1999).
Tous ces changements exogènes donnaient un sentiment d’aliénation. Une
des raisons du changement le plus radical était la formation des régions
urbaines et le déménagement des Inuit dans les villages. Cette situation a
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produit un accroissement des problèmes sociaux, encore persistants
aujourd’hui, de la population.
« The decades around the middle of the 20th century were for many northern
indigenous peoples the period in their histories when they had the least
autonomy, and, simultaneously, were undergoing the farthest-reaching
changes they had ever experienced. Some have evoked the notion of “lost” or
“broken generation” to describe the group of people who lived “between two
worlds”, not really belonging to either of the two, and who may have felt as
little connected to their parents and grandparents as to their own children »
(Csonka et Schweitzer, 2004 : 49).
Les jeunes groenlandais qui ont fait de longues études dans des pays comme
le Danemark, se sont rendus compte que le Groenland et les groenlandais
n’ont pas été traités avec justice ni sur une base d’égalité. Et qu’aujourd’hui il
faut se réveiller. Le groenlandais Petersen dit que les jeunes groenlandais
doivent absolument se débarrasser de leurs comportements sur eux-mêmes,
qu’il dit démodés. La connaissance de leur propre identité, dit-il, peut être une
bonne source d’énergie (2001 : 326).
Bien qu’aujourd’hui l’accès à l’éducation puisse être vue comme l’indicateur
clé du développement humain dans l’arctique, celle-ci a parcouru un long
chemin pour arriver à son statut actuel. Dans les années 1950 et 1960, quand
l’éducation est devenue obligatoire dans les plupart des régions arctiques, les
enfants des régions peu peuplées ont été obligés d’aller dans des
pensionnats, loin de leurs familles, situés dans les plus grandes villes. Au
Groenland, l’enseignement dans les écoles était dominé par la culture
danoise, loin des particularités et des caractéristiques des jeunes Inuit. Les
instituteurs ne parlaient que leur langue. Tous les livres étaient également
dans une langue étrangère pour ces jeunes élèves. A la suite de cette rupture
avec leur réalité, beaucoup d’entre eux se sont réfugiés dans l’alcool et les
stupéfiants, des cas de suicide étaient également fréquents (Combs, 2002).
Beaucoup perdaient la capacité de parler couramment leur propre langue et
s’éloignaient de leur communauté (Csonka et Schweitzer, 2004). Les
instituteurs n’étaient en aucune manière ni informés ou préparés à enseigner
dans cette situation ni à comprendre le problème auquel ces étudiants
devaient faire face. Ils ne se rendaient pas compte que les problèmes
venaient des matériaux utilisés pour l’éducation : des livres que les étudiants
ont eu du mal à comprendre et des sujets qui ne viennent pas de leur
quotidien. Les responsables de l’éducation pensaient simplement que les
jeunes Inuit n’avaient pas le goût ni l’intérêt d’apprendre (Malaurie, 1976).
L’Université de l’Arctique est un des projets qui est devenu plus réalisable
avec l’ouverture ouest-est. Le but de l’Université est de préparer les jeunes à
une vie plus prospère dans l’arctique. Une des tâches les plus importantes est
de préparer les futurs instituteurs, qui pourront, comme le disent Brekke et
Langlais, restituer à leurs étudiants un sentiment d’appartenance à leur patrie.
« It is necessary to teach the young how to live with nature, how to care for it
and to contribute to the unique cultures of people living in the Arctic, if we
want to preserve this region » (2001 : 31).
Les musées sont un moyen pour nous aider à mieux nous connaître, nous,
notre histoire et notre héritage. Beaucoup de musées indigènes sont établis
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justement pour construire une notion d’identité en rapport avec la population
locale et pour encourager une conception de fierté nationale dans une
communauté diversifiée. Newton (1994 : 289) dit qu’un musée donne à ses
citoyens un sens de l’histoire, un sens de fierté de leur culture et d’eux-
mêmes.
Je crois que les images pourraient aussi bien être utilisées dans les écoles
pour mieux comprendre l’histoire et la culture. Pour que les images soient
utilisables, il faut bien les analyser ; pour comprendre/voir les images
correctement, il faut connaître le contexte dans lequel elles ont été produites.
Une fois données les réponses à des questions comme « pourquoi, pour qui
et par qui sont-elles prises ? », toute image peut alors enrichir notre
connaissance.
Pourquoi les films de Malaurie ?
Les films de Jean Malaurie portent sur les cultures Inuit, sur toute la région
circumpolaire pendant une période précise. Malaurie a dit qu’il a réalisé ses
films sur les peuples Inuit avec eux, guidé par eux.
Vers les années 1980, Malaurie a tourné sa série INUIT. Les six films de la
série parlent des problèmes de chaque communauté. En Alaska, il parle de
leur héritage culturel lié à la baleine, d’un part, et aux influences Américaines
de l’autre. Au Canada, il parle de leur lutte pour leur reconnaissance et, au
Groenland, il parle, d’un côté, de l’influence danoise, de l’autre, de l’éveil
national pour leur particularité. Le septième film réalisé en 1993, Hainak Inuit,
est un extrait d’une heure de l’assemblée de la série INUIT.
Ses films présentent les Inuit comme des “experts” de leur propre terrain, les
rois de Thulé. En tant qu’ami, ils lui parlent de leurs préoccupations intimes et
lui racontent leur vie quotidienne. Ils lui font confiance. Cette confiance, ce
respect mutuel et cette amitié sont très perceptibles dans ses films à
l’exception de Les Esquimaux d’Asie et l’Union Soviétique : aux sources de
l’histoire inuit, qui est le seul film qu’il n’a pas pu tourner lui-même.
Les Derniers rois de Thulé se compose de deux parties, L’Esquimau Polaire,
le chasseur et L’Esquimau chômeur et imprévisible. La première porte sur la
chasse et la vie quotidienne en 1968. La deuxième porte, quant à elle, sur
l’influence des Etats-Unis et l’acculturation de la même communauté à la suite
du débarquement de l’armée des Etats-Unis.
Dans L’Esquimau Polaire, le chasseur, Malaurie examine les diverses
techniques de chasse. On y voit une pêche, dans un trou de glace à travers
une partie épaisse de la banquise, avec une longue ligne, au gré des
puissants courants d’un détroit. Il suit un groupe d’hommes qui vont chasser
le morse, dans un bateau moderne. Dans ce film, Malaurie présente
également la chasse au renard, avec les pièges de fer, cassés dans la neige,
et les pièges en pierre utilisés jadis. Enfin, l’auteur décrit la chasse aux
oiseaux à l’aide de filets.
La deuxième partie, Esquimau chômeur et imprévisible, est consacrée à
l’acculturation et aux influences occidentales. On voit bien le changement
rapide et dramatique que cette communauté de 300 individus a subi après le
débarquement de l’armée américaine, avec 5000 soldats.
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LES FILMS AU SERVICE DES POPULATIONS ÉTUDIÉES
Sheila Watt-Cloutier, président de l’ICC3, dit que la chasse ne consiste pas
uniquement à tuer les animaux et à remplir les estomacs. Chasser et manger
la nourriture traditionnelle, dit-elle, personnifie ce que c’est que d’être Inuk. La
connaissance du terrain et la méthode de la chasse apprennent aux jeunes
Inuit à être patients, courageux, tenaces et capables de se concentrer pour
atteindre leur but. Ce sont les qualités, dit-elle, dont les Inuit ont besoin
aujourd’hui, comme jadis, pour survivre et prospérer (2005).
Aujourd’hui, dans de beaucoup de cas, le chasseur professionnel laisse sa
place au chasseur amateur de sport. Les groenlandais ont d’autres revenus
principaux, mais tiennent toujours à la chasse. D’autre part, la fourrure du
phoque est mal appréciée dans le marché mondiale. La faune et la flore sont
menacées par la pollution causée par des industries et des formes
d’agricultures occidentales beaucoup plus au sud. Enfin, la période de chasse
est devenue plus courte que jadis car la banquise est en train de disparaître.
Pour apprendre aux jeunes Inuit des qualités Inuit, il faut peut-être des
moyens supplémentaires, car tous n’ont pas l’occasion de partir à la chasse.
Le respect pour les animaux que l’on chasse est un élément constitutif des
normes culturelles des Inuit, à l’origine animistes : ils partagent la croyance
selon laquelle la vie existe partout autour de l’homme dans la nature, par
exemple que les pierres autant que les animaux ont des esprits. D’après les
Inuit, c’est l’animal qui permet au chasseur de le chasser. Pour remercier
l’animal, il faut l’honorer en respectant certaines règles, sinon il ne peut plus
chasser à nouveau. Aujourd’hui les groenlandais sont depuis longtemps
chrétiens et ne pratiquent plus les rites animistes. Le respect de la nature, lié
à l’animisme est, par contre, une des valeurs que les Inuit pourraient
aujourd’hui mettre en avant dans le discours du développement durable dont
on parle beaucoup en ce moment dans le monde. Alors que les occidentaux
s’identifient l’un par rapport à l’autre, les groenlandais et les Inuit s’identifient
par rapport à la nature. Stairs et Wenzel (1992) ont décrit les Inuit comme
« écocentrique », leur identité étant dominée par l’interaction constante avec
l’environnement.
Pour retrouver les traditions de la chasse, les liens entre l’homme, les
animaux et la nature, la vie partagée, la famille, les femmes et leurs
responsabilités ou bien d’autres choses encore de cette époque, les films
de Malaurie représentent une source inépuisable. Le film Les Derniers rois de
Thulé – L’Esquimau Polaire, le chasseur est spécialement beau. Là, l’Inuit est
le « chef et maître du destin à travers lui et par lui, contact est pris avec la
nature et la réalité présente au cœur de tout, Inuit, Inuktitut, nous les eskimo »
(Malaurie 1969, 2002). Les rois de Thulé partent heureux à la chasse sur la
banquise. En pleine banquise, ils préparent leur bivouac pour la nuit, ils se
nourrissent ainsi que leurs chiens. Pour les rois de Thulé rien n’est un
obstacle. L’environnement qui peut sembler hostile pour d’autres est le
royaume des chasseurs.
En se servant des films de Malaurie, le groenlandais pourra redécouvrir les
hommes et les femmes tels qu’ils étaient il y a une trentaine d’années. Quelle
était leur identité ? Quelles qualités ont les Inuit que je voudrais bien
posséder ? Qu’est-ce qui est similaire ? Qu’est-ce qui est différent ? David
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Lowenthal a proposé que la conscience du passé soit un élément essentiel
afin que la vie puisse se perpétuer, car elle donne une sensation de continuité
et permet l’accès à la connaissance des raisons pour lesquelles on fait les
choses comme on les fait, les causes de notre propre identité (Lowenthal,
1979 : 103).
Pour que les jeunes groenlandais se débarrassent de leurs comportements
sur eux-mêmes, comme dit Petersen, il est essentiel qu’ils commencent à
regarder tout ce qui est autour d’eux avec affection et fierté, comme le
proposent Brekke et Langlais, il faut leur apprendre leur propre héritage. La
connaissance du terrain et la méthode de la chasse pour qu’ils puissent
atteindre leurs buts et avancer dans une société de modernité et de
changement. Commencer par présenter les rois de Thulé n’est pas un
mauvais départ.
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accessible sur le site Internet
http://www.inuitcircumpolar.com/index.php?ID=290&Lang=En
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Doctorante en ethnologie, sous la direction de Pascal Dibie (Université Paris VII)
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Jadis appelés Eskimo par les occidentaux. Le mot Inuit est la forme plurielle d’Inuk, homme.
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Inuit Circumpolar Conference.